Avec Les Maudites, Carla Berrocal réinvente le western sous un œil féministe et onirique. Un choc.
Western, romance interdite, récit de vengeance, conte aux accents fantastiques, réquisitoire contre le patriarcat : Carla Berrocal a choisi de ne pas choisir. Mieux, avec Les Maudites, son premier roman graphique traduit en français, l’Espagnole exploite toutes les possibilités de la fiction dessinée pour livrer un récit qui tire justement sa richesse et sa puissance de sa dimension hybride. Le lecteur est propulsé hors du temps et de l’espace, dans un Far West allégorique, réduit à une terre partagée entre deux familles en guerre, les Salvatierra et les Isla Perdida, uniquement peuplée de femmes. Une terre frappée par la malédiction, à en croire la sécheresse qui ravage les cultures et les carcasses de bétail qui jonchent le sol. Leonor, héritière du clan Salvatierra, en est persuadée : les «Ceux-là» sont revenus, et il faudra donc prendre les armes.
Ancré dans des codes et des canons narratifs classiques et identifiables, le roman graphique construit sa propre mythologie. Celle d’un lieu avec ses croyances et ses traditions, mais aussi son histoire, esquissée en sous-texte. Sans chercher à la détailler, Carla Berrocal glisse des indices choisis : Leonor évoque une «troisième guerre» qui s’est tenue quelques années auparavant et, derrière ces deux simples mots, exprime toute la force de générations entières de femmes qui se sont battues pour préserver leurs terres et leur mode de vie. Ce qui n’empêche pas l’autrice d’injecter dans cette nouvelle légende une grande délicatesse – par exemple, dans le «Sanglier sacré» que vénèrent les personnages (un animal traditionnellement symbole de résilience et de fertilité) ou la représentation de la maternité, qui ne résulte que des amours véritables et pures.
Parfois la nuit cache les pires secrets
La simple rencontre entre Leonor et Isabel réveille, elle, la querelle ancestrale entre les deux clans. En temps de paix, Leonor franchit illégalement le territoire d’Isla Perdida; comme compromis, elle travaillera dans les champs du clan noble. À l’instar d’un Roméo et Juliette lesbien, les deux héritières vivent une histoire d’amour en secret, craignant surtout l’ire de la matriarche d’Isla Perdida, Isidora, qui ne veut croire ni sa fille ni la «charra» quand elles s’alarment sur le retour des «Ceux-là». Pourtant, dans ce royaume aride, les bêtes continuent de mourir et la terreur, chaque nuit, est palpable.
Dans Les Maudites, imprimé sur papier jaune, comme une expression de l’aridité qui étouffe ces terres et leurs habitantes, le western dépasse largement les simples décor et exercice de style. Les plaines arides et les codes graphiques sont bien ceux du genre masculin(iste) par excellence, mais en inversant les genres, Carla Berrocal a trouvé un terreau fertile à sa fiction militante : exalter non plus les exploits des meilleures gâchettes de l’Ouest, mais la puissance de ces agricultrices et guerrières, leur capacité à survivre au danger et, ensemble, à le vaincre.
Derrière les «Ceux-là», immenses monstres barbus et nocturnes, on voit bien sûr les hommes, qui se repaissent de la peur et du sang des femmes. Ces créatures cristallisent un discours toujours urgent (Les Maudites parle, d’une certaine façon, de féminicide) qui est le fondement même de la réactualisation des mythes dans ce roman graphique éclatant – dans tous les sens du terme. Ainsi, l’absence d’époque faisant foi, on peut considérer que l’histoire se déroule dans un XIXe siècle fantasmé et y lire une revanche musclée sur la domination masculine, qui n’est par ailleurs rien d’autre que l’intention première du western; on peut en revanche imaginer qu’elle se passe après l’apocalypse, et voir en creux de ces créatures maléfiques l’allégorie d’un mal plus grand, qui touche à l’environnement, à la société, à la vie en communauté… Dans les deux cas, l’autrice assène un sacré uppercut au patriarcat et à toutes les formes de domination de l’humain.
Et elle le fait avec un style remarquable : un peu comme l’histoire d’amour entre Leonor et Isabel, les deux piliers du livre que sont la dramaturgie et le dessin fusionnent. Le noir et blanc de circonstance (ou plutôt noir et jaune), minimaliste, très séquencé et aux bords tranchants, a autant à voir avec le dessin underground et les cercles militants qu’avec la tradition du western dans la BD : les scènes d’action – les plus détaillées – rappellent Apache Kid, Kid Colt ou Tex, et Leonor, dans un clin d’œil volontaire ou non, partage avec Lucky Luke la mèche de cheveux en avant. Mais le coup de crayon de Carla Berrocal sait aussi flirter avec le symbolisme et offrir quelques fulgurances psychédéliques, comme en littérature les contes de Dino Buzzati. C’est peut-être dans cette veine – mais en plus costaud – qu’il convient de placer cette BD, qui, sans qu’on l’ait vue venir, s’impose comme l’un des chocs de l’année.
Les Maudites,
de Carla Berrocal. Sarbacane.
L’histoire
La malédiction frappe à nouveau la terre de Leonor de Salvatierra, où les femmes vivent depuis des générations en communauté, sans aucun homme. Tous les signes sont là : la sécheresse qui ravage les cultures comme la présence silencieuse de créatures sanguinaires qui rôdent. Les femmes devront bientôt se préparer à la guerre. En revanche, la maison d’Isla Perdida, à laquelle Isabel appartient, refuse de croire à la menace qui se profile. Alors que leurs deux familles se déchirent, leurs héritières s’apprivoisent et bientôt s’aiment dans la clandestinité… Mais on ne brave pas la loi des clans sans conséquence.