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[Bande dessinée] Disparaître, pour de bon


(Photo : xavier mussat/albin michel)

À rebours du récit d’aventure, Xavier Mussat raconte l’exil de 25 ans d’un homme dans la forêt dans Les Pistes invisibles. Un roman graphique hors du commun, qui cherche à saisir à tous les niveaux le concept d’invisibilité.

Qui n’a jamais rêvé, un jour, de tout plaquer et disparaître de la surface du monde? Chacun cultive bien l’utopie de son propre havre de paix, sur une île déserte à l’autre bout de la Terre ou dans une grotte à l’abri des regards. Pour vivre heureux, vivons cachés, dit le proverbe. Mais «souvent, ceux qui pensent à partir ne dépassent pas l’idée fantasmée du départ»… Xavier Mussat, auteur de l’intense Carnation (2012), autobiographie à fleur de peau, se glisse cette fois dans la vie et l’esprit de l’ermite-cambrioleur Christopher Thomas Knight, qui a entrepris ce que la plupart des gens ne gardent, donc, qu’au stade de chimère : disparaître, pour de bon.

Pendant vingt-sept ans, l’Américain a trouvé refuge dans la forêt. Soit de 1986 – son dernier souvenir du monde : la catastrophe de Tchernobyl – à 2013, parti au début de sa vingtaine et revenu à presque 50 ans. Une disparition qui, pour être réussie, devait être imprévisible. Au début des Pistes invisibles, Xavier Mussat fait dire à son narrateur : «Je n’aurais pas disparu si j’en avais fabriqué l’idée dans ma tête. Trop vertigineuse.» L’homme n’a pas imaginé se retirer du monde avant que sa voiture ne tombe en panne, pas avant qu’il ne l’abandonne sur le bord de la route, pas avant qu’il ne commence à s’enfoncer dans la forêt voisine «sans chaussures de marche, sans équipement ni couteau, ni briquet ni rien de prévu». Pas avant de s’être complètement et parfaitement fondu dans la forêt.

Le nouveau roman graphique de Xavier Mussat se veut une interprétation libre de l’exil de Christopher Thomas Knight. Les concepts de disparition et d’invisibilité inspirent l’auteur, qui les travaille comme idées philosophiques guidant le parti pris du récit. Le protagoniste est physiquement absent de sa propre histoire, de même que la présence humaine y est quasi inexistante, quand elle n’est pas réduite à des silhouettes sans visage.

Le narrateur serait, d’une certaine façon, l’incarnation réelle de Bigfoot, du Sasquatch ou de n’importe quel mot désignant cette créature légendaire que des milliers de promeneurs croient avoir vue, à deux différences près : lui est bien réel, et n’a été vu de personne en un quart de siècle. Or, dire de lui qu’il a vécu en homme des bois serait tout à fait erroné. Sa disparition est d’autant plus exceptionnelle qu’il a vécu à quelques centaines de mètres à peine d’un camp d’été, de refuges de chasseurs et de résidences de vacances au bord d’un lac. «En vingt-cinq ans, il paraît que je commettrai 2 500 cambriolages», dit le narrateur, mais «jamais plus que le nécessaire, d’une manière presque imperceptible». Pour assurer sa non-existence aux yeux du monde, il adopte une nouvelle façon de se déplacer et efface systématiquement ses traces.

De cette histoire hors du commun, Xavier Mussat réalise une œuvre hors du commun. Près de 180 pages absolument enivrantes et, à l’occasion, vertigineuses, qui se dressent page après page contre les habitudes de lecture. Car, plutôt que d’embarquer dans un énième récit d’aventure aux accents survivalistes, l’auteur livre un roman introspectif, où tout ce que voit le lecteur est vu à travers les yeux du narrateur – ou rêvé par lui. En limitant sa palette chromatique – pour sa première œuvre en couleurs, Xavier Mussat dessine en noir et blanc à l’encre de Chine et travaille numériquement ses deux tons Pantone, superposant le bleu et l’orange pour obtenir une troisième couleur, un marron profond –, il ouvre paradoxalement l’imaginaire. Aux descriptions naturalistes, qui ont les honneurs des cases les plus imposantes, Xavier Mussat trouve leur pendant dans ses dessins plus abstraits, magnifiés ici et là par la superposition de formes, révélant littéralement deux niveaux de lecture et jouant merveilleusement avec le concept d’invisibilité qui est au cœur du roman.

Dans ce tourbillon visuel et narratif, le fil rouge des pensées oscille entre souvenirs précis de la vie en forêt, observations universelles et réflexions philosophiques, tordant même le cou à la chronologie. Pourquoi le narrateur a quitté le monde pour la vie sauvage, on ne le saura jamais. À aucun moment, on a besoin de le savoir : les dessins construisent un monde à part, révèlent l’invisible et, à la manière d’un Martin Panchaud avec La Couleur des choses, réinventent et élargissent les moyens de narration, pour un voyage qui restera longtemps imprimé dans notre esprit.

Les Pistes invisibles,

de Xavier Mussat. Albin Michel.

J’entends souvent la même question : comment expliquer mon imprévisible disparition?

L’histoire

Un homme délaisse sa vie du jour au lendemain. Sans préméditation, il s’enfonce dans une forêt pour y disparaître. Il y restera 25 ans, vivant de ce que lui offre la nature et de menus larcins dans les cabanes avoisinantes. À rebours de la conventionnelle aventure épique en milieu naturel, il fait l’étrange récit introspectif de son invisibilisation. Sa confession, rythmée de paysages tantôt naturalistes, tantôt mentaux, dessine des pistes et un portrait invisibles à ceux qui le traquent mais qui transparaîtra au fil des cases.