Léonie Bischoff plonge dans l’histoire intime de l’écrivaine culte qui a placé le désir au cœur de son œuvre et de sa vie, pour en tirer un très bel ouvrage sur l’émancipation, sensuel et poétique.
D’emblée, la couverture donne le ton : dans un jeu de miroir, on découvre deux Anaïs. La première, sage et les cheveux attachés, la seconde, en contrepoint, au regard mutin et à la crinière folle. La médaille et son revers, ou l’affirmation d’une double personnalité, celle d’une femme qui, ballottée par une tempête intérieure, tangue entre calme et ardeur.
L’écrivaine (1903-1977), la première à avoir écrit sur le désir féminin, cultive en effet cette dualité, comme le raconte le superbe ouvrage de Léonie Bischoff, plongeant dans son histoire intime volontairement circonscrite aux années 30 car synonymes, pour elle, d’éclosion, d’émancipation. Jusque-là, Anaïs Nin mène une existence partagée entre New York et Paris, fille d’artistes exilés aux États-Unis qui voit, à l’âge de onze ans, la figure paternelle quitter le giron familial.
Une blessure profonde qu’elle supporte en griffonnant les pages de son journal intime – pratique qu’elle prolongera d’ailleurs jusqu’à sa mort et qui va faire d’elle l’icône de la littérature que l’on connaît. Ici, on la retrouve en banlieue parisienne, amoureuse de son mari, Hugo, poète devenu banquier. Rien ne semble écorner l’image du couple parfait, en dehors du feu qui ronge la jeune femme, bien décidée à ne pas suivre les codes d’une société patriarcale. Non par militantisme, mais animée par une urgence d’exister.
«Si je ne me crée pas un monde par moi-même»
Dans le livre, une phrase synthétise bien sa démarche vitale : «Si je ne me crée pas un monde par moi-même et pour moi-même, je mourrai étouffée par celui que d’autres définissent pour moi…». Elle va donc suivre son cœur et ses envies, s’inventant une double vie. D’un côté, elle reste l’épouse et la bonne fille. De l’autre, il y a cette femme blessée dans son enfance qui veut s’émanciper, se trouver, faire entendre sa voix. En un mot, s’affranchir, notamment vis-à-vis des hommes, d’un monde construit par et pour eux.
Un corps solaire qui résiste à la morale bourgeoise, porté par les mots, son arme, et le mensonge, son bouclier. Anaïs Nin tient en effet deux versions de son journal : une que son mari peut lire et une autre, complètement secrète, se jurant de ne jamais l’éditer – ce sera chose faite en 1979 avec la publication d’une version non expurgée. Dans celle-ci, comme dans la BD, on découvre ses mœurs, libres, en avance sur l’époque. Anaïs Nin va devenir la maîtressebd de son psychanalyste, de son professeur de danse, de son éditeur (sans oublier une relation incestueuse avec son père…).
Une révolution sexuelle, certes, mais aussi intellectuelle, car ses amants l’enrichissent, la construisent, l’aident à se dépasser, à s’affirmer comme écrivaine. Deux d’entre eux dominent cette libération des chairs et de l’esprit : Henry Miller et sa femme, June. Elle trouve même dans l’auteur (Tropique du Cancer, Printemps noir, Tropique du Capricorne, la trilogie de La Crucifixion en rose…) son double artistique – ils corrigent les textes de l’un et de l’autre, s’encouragent…
Léonie Bischoff, née à Genève (Suisse), connue principalement pour ses adaptations en BD des romans de Camilla Läckberg (La Princesse des glaces et Le Prédicateur), se lâche totalement avec un dessin sans pareil, réalisé grâce à un crayon à la mine multicolore. On passe du vert au bleu, du rose au rouge, dans un trait qui se veut aéré et subtil. Mieux, elle apporte çà et là de jolies touches poétiques, métaphores que l’on retrouve également dans l’œuvre d’Anaïs Nin : des références au milieu marin, aux plantes et surtout à l’éclosion. L’album se termine d’ailleurs sur le visage apaisé de l’artiste, soufflant un «je suis à ma place» qui en dit long.
Grégory Cimatti
Anaïs Nin sur la mer des mensonges, de Léonie Bischoff. Casterman.
L’histoire
Début des années 30. Anaïs Nin vit en banlieue parisienne et lutte contre l’angoisse de sa vie d’épouse de banquier. Plusieurs fois déracinée, elle a grandi entre deux continents et trois langues et peine à trouver sa place dans une société qui relègue les femmes aux seconds rôles. Elle veut être écrivain et s’est inventé, depuis l’enfance, une échappatoire : son journal.
Il est sa drogue, son compagnon, son double, celui qui lui permet d’explorer la complexité de ses sentiments et de percevoir la sensualité qui couve en
elle. C’est alors qu’elle rencontre Henry Miller, une révélation qui s’avère la première étape vers de grands bouleversements…