«Leurs enfants après eux», récit intime et grand roman social sur le passé industriel de la vallée de la Fensch, est adapté dans une mise en scène ambitieuse.
C’est sans conteste le grand évènement de cette rentrée théâtrale, et l’un des rendez-vous incontournables d’Esch 2022 capitale européenne de la culture : l’adaptation du roman de Nicolas Mathieu Leurs enfants après eux, prix Goncourt 2018, portrait d’une poignée d’adolescents dans une vallée désindustrialisée de l’est de la France, que l’on retrouve tous les deux étés, de 1992 à 1998.
Ce lieu, c’est la vallée de la Fensch, et la ville d’Heillange, si elle est fictive, partage plus d’une ressemblance avec celle qui l’a inspirée, Hayange. Une histoire du cru, en somme…
Pour Carole Lorang, Leurs enfants après eux, c’est aussi le souvenir de ses débuts à la tête du théâtre d’Esch, période durant laquelle elle a dévoré le roman et a évoqué la possibilité d’une adaptation avec sa collaboratrice régulière Bach-Lan Lê-Bà Thi.
«C’est une rencontre entre nous et le roman, se souvient cette dernière, avec, en plus, la volonté de faire un projet qui s’inscrive dans le cadre d’Esch 2022, puisque le livre parle de la région et partage des thèmes abordés ailleurs dans l’année culturelle.»
Un projet monumental
Les deux metteuses en scène, conscientes que ce projet ne serait pas tout à fait comme les autres, ont accueilli Éric Petitjean qui, en plus de partager leur travail de mise en scène, joue dans la pièce. «Nous avions déjà travaillé avec lui il y a plusieurs années, et on voulait un autre regard, une autre façon de faire, pour ce travail de longue haleine et à trois», raconte Bach-Lan Lê-Bà Thi.
Avec ce projet monumental, découpé en quatre parties (correspondant aux quatre chapitres du roman) et réparti sur deux soirées (les parties I et II sont jouées jusqu’à vendredi, les parties III et IV seront jouées du 18 au 20 octobre, avec une intégrale de quatre heures présentée le 22 octobre), on est dans une forme de théâtre total, qui convie aussi la vidéo, la danse, la musique… La littérature aussi, puisque l’adaptation est l’œuvre d’un auteur de renom, le Suisse Joseph Incardona qui, comme Nicolas Mathieu, fricote avec le roman social et le polar.
« On a un casting de fou ! »
La metteuse en scène se souvient de cette rencontre : «Nicolas Mathieu a été charmant, il nous a fait le très beau cadeau de nous donner le feu vert pour cette pièce avec toute la liberté qu’on voulait, mais a tout de suite dit non pour l’adaptation. On est donc allé vers Joseph, qui nous correspondait bien, dans le sens où on avait besoin de ciseler dans cette énorme matière. Joseph est un pro du ciselage. Son travail de scénariste, que l’on a ensuite réadapté avec Éric et Carole, était formidable.»
Nicolas Mathieu nous a fait donné toute la liberté qu’on voulait, mais a tout de suite dit non pour l’adaptation
Puis se sont ajoutés «les travaux de scénographie, de chorégraphie, de vidéo, autant de choses qui ont été importantes dans notre approche», poursuit Bach-Lan Lê-Bà Thi. L’objectif étant de fabriquer un projet véritablement collaboratif, où chacun «s’ouvre» aux différents aspects de la pièce. «C’est ce qui m’intéressait dans ce projet, affirme Claudia Urhausen, chorégraphe. J’ai déjà eu l’occasion de travailler au théâtre mais ce que j’y faisais, c’était vraiment de la danse. Ici, j’entreprends un tout autre travail. Déjà, je travaille avec des comédiens et non pas des danseurs; il y a quelque chose de beaucoup plus authentique dans la façon de bouger. Ils font aussi beaucoup de propositions… On a un casting de fou! Ici, je suis comme une éponge, j’apprends plein de choses.»
«Leurs enfants après eux, c’est un roman des sens», assure Bach-Lan Lê-Bà Thi, traduits sur scène par les nombreux comédiens et la multiplication des dispositifs. Par la musique, aussi, en particulier les quatre morceaux cultes qui donnent leur titre aux chapitres du roman (Smells Like Teen Spirit de Nirvana, You Could Be Mine des Guns N’Roses, La Fièvre de NTM et I Will Survive de Gloria Gaynor). «Pas forcément la musique sur laquelle je danse, glisse, en riant, la chorégraphe, qui vient du hip-hop.
Une vidéo tournée sous l’eau
Mais les morceaux, ici, racontent quelque chose : le défi était passionnant.» Claudia Urhausen précise que «la difficulté n’est pas dans le style de musique» : «NTM, c’est un monde que je connais bien. Quand j’arrive, c’est très clair dans ma tête. Pour Nirvana, par contre, c’était autre chose : comment traduire en danse le rythme décadent du morceau ?»
À cela s’est ajoutée un autre obstacle : dans la pièce, Smells Like Teen Spirit fait l’objet d’une vidéo tournée… sous l’eau! «Une première pour moi», souligne Claudia Urhausen. Heureusement, la précision et le talent des danseurs ont permis à la chorégraphe et au vidéaste, Marc Scozzai, de boucler le tournage en une journée, au lieu des deux prévus initialement à la piscine municipale d’Esch.
Commencé en 2019, le travail sur la pièce repose sur un dernier socle essentiel : le lien avec le territoire. Pour cette production luxembourgeoise (voire carrément eschoise), qui raconte une histoire voisine, les metteurs en scène sont allés s’imprégner des endroits que raconte Nicolas Mathieu.
«Éric et moi sommes des passionnés du roman, mais nous connaissons moins bien la région que Carole», raconte Bach-Lan Lê-Bà Thi. «Marc Scozzai, lui, y a grandi, donc il nous a emmenés faire un grand tour, puis nous avons passé quelques week-ends sur place pour tâter du terrain.»
De vraies rencontres
L’occasion d’entreprendre un travail documentaire, en addition à un important travail préparatoire d’archives. «On est allé dans trois classes de lycées, ainsi qu’auprès des sidérurgistes de l’association Mecilor», basée à Uckange, et dont le rôle est de préserver la mémoire industrielle de la Lorraine; une association que Nicolas Mathieu a lui-même approchée au moment de son roman. «Les gens de chez Mecilor connaissaient tous le roman, poursuit Bach-Lan Lê-Bà Thi, et ceux qui l’avaient lu étaient complètement sous le charme.»
On a un casting de fou! Ici, je suis comme une éponge, j’apprends plein de choses
Mais la metteuse en scène n’est pas venue à Hayange, Florange et Uckange pour parler du livre. «C’étaient de vrais échanges, de vraies rencontres. Chez Mecilor, on a beaucoup parlé de la vie de sidérurgiste. Avec d’autres personnes, on a eu des discussions très privées et touchantes, où ils ont posé un regard sur tout ce qu’il s’est passé dans cette région. On a eu l’impression de leur donner une petite fenêtre de liberté, où ils ont pu dire ce qu’ils pensaient. On a pu leur poser toutes les questions qu’on voulait. On a même développé des thèmes du roman avec eux, en prenant en compte leur avis, leur point de vue…»
Les rencontres ont contribué à définir «la représentation du sidérurgiste dans la pièce», «sans pour autant qu’elle ne prenne trop de place», promet Bach-Lan Lê-Bà Thi.
Tirer ses propres conclusions
Les sidérurgistes interviewés ont d’ailleurs refusé, par pudeur sans doute, d’apparaître sur scène; ceux que l’on verra seront des acteurs, choisis après casting. Les plus jeunes, eux, ont été filmés et seront intégrés dans la pièce. Ce «décloisonnement», dit la metteuse en scène, c’est la principale distance que la pièce prend avec le roman, en voulant aussi raconter «ce qui se passe aujourd’hui» dans ces mêmes lieux, trente ans plus tard.
Pour autant, pas question de «dénoncer» la montée de l’extrême droite – depuis 2014, Hayange est l’une des rares villes de France avec une mairie Rassemblement national –, souligne Bach-Lan Lê-Bà Thi : «Le sujet est venu sur la table, mais j’ai senti une réticence à en parler. Notre propos n’était de toute façon pas destiné à mettre une lumière là-dessus. J’y suis allée en invitée, donc j’écoutais, j’observais.»
«Nous, comme Nicolas Mathieu, racontons une histoire intime qui s’inscrit dans une réalité historique plus grande, celle d’un lieu à un moment donné. Comment les gens qui vivent là, puis leurs enfants, vont vivre avec l’héritage d’un endroit prospère lâché par les politiques successives et les conséquences économiques qui en ont découlé?» : voilà la problématique principale du récit, selon Bach-Lan Lê-Ba Thi. Sur le fil qui sépare le roman social de la saga familiale, c’est au spectateur, donc, de tirer ses propres conclusions.
Première mercredi soir à 20 h.
Parties I et II jusqu’à vendredi.
Parties III et IV du 18 au 20 octobre.
Intégrale le 22 octobre. Théâtre d’Esch.