Quel vertige, lundi, au musée national d’Histoire et d’Art (MNHA), où un laboratoire a été délocalisé par l’Institut royal du patrimoine artistique de Belgique. Le but ? Faire parler des tableaux vieux de cinq siècles, grâce à l’infrarouge.
Quelle effervescence, lundi, au musée national d’Histoire et d’Art (MNHA)! Des caméras de précision, des gants pour manipuler les objets, le silence dans les instants délicats : encore un peu et George Clooney débarquait avec le bistouri façon Urgences . L’opération s’est jouée sur le terrain de l’art. Mais dans l’idée, on n’était pas loin.
Des spécialistes de tous bords (historiens, scientifiques, restaurateurs) ont eu la journée pour passer des tableaux d’Albrecht Bouts (1460-1549) à la caméra infrarouge. Quasiment que des visages du Christ en souffrance, glaçant de réalisme. Une équipe belgo-luxembourgeoise a profité de la fin de l’exposition «Sang et larmes» pour sonder l’insondable : les premiers traits réalisés par l’artiste.
Enfin, c’est vite dit. « À l’époque d’Albrecht Bouts, on ne parlait pas d’artistes», explique Valentine Henderiks, chercheuse à l’Institut royal du patrimoine artistique (IRPA) de Belgique. «Il s’agissait plutôt d’artisans relativement anonymes. Leur fonction était de peindre des œuvres religieuses pour tout le monde : de la reproduction bon marché à l’œuvre originale .» L’idée, in fine, était de permettre à chacun de prier chez lui, ou du moins, de se rappeler aux bons souvenirs de l’Éternel.
Bref : pas de signature, des ateliers de production de masse (celui de Bouts était à Louvain)… quelle pagaille, des siècles après, pour savoir qui a peint quoi! D’où la technique de la «réflectographie» (réflexion lumineuse) infrarouge employée lundi. « Avoir autant de tableaux de Bouts réunis en un même endroit nous a permis de justifier cette opération », précise Valentine Henderiks. Concrètement, les tableaux litigieux de Bouts ont été sortis de leur cadre et passés à la caméra infrarouge. Un instrument haut de gamme prêté par l’IRPA et piloté par ordinateur.
Une caméra pour remonter dans le temps
Cette caméra, au départ destinée à l’industrie, n’offre pas la netteté d’une photographie infrarouge, technique utilisée depuis les années 50 pour inspecter les tableaux sans les abîmer. « Mais la caméra permet d’aller beaucoup plus loin dans les couches du tableau », précise Valentine Henderiks. Et de déceler, dans les premiers traits de l’œuvre, si l’on retrouve l’inspiration d’un artiste ou la méthode tatillonne d’un élève.
« Les résultats scientifiques, ce ne sont que des indices qu’il faut recouper avec le travail des historiens », précise toutefois la spécialiste. La caméra infrarouge est d’autant plus utile dans le cas d’une exposition comme « Sang et larmes» : les Primitifs flamands, mouvement artistique dans lequel Albrecht Bouts s’inscrivait, obtenaient le réalisme des ombres en passant des dizaines de couches de «glacis», un mélange d’huile légèrement pigmentée. « Jusqu’à 50 couches pour un artiste comme Van Eyck !», note Valentine Henderiks.
La caméra infrarouge a offert un voyage dans le temps passionnant. Lundi, par exemple, une Sainte-Vierge apparemment authentique s’est révélée être une reproduction d’atelier. Ce qui n’enlève rien à l’intérêt du tableau, puisque, encore une fois, la reproduction en atelier était la norme à l’époque. Il ne s’agit pas de «copie» au sens contrebandier du terme.
« Quand on est remonté aux premiers traits, nous avons vu que le geste n’était pas celui d’une main libre », observe Valentine Henderiks. Toutes ces données seront étudiées à l’IRPA, pour faire avancer la connaissance de l’œuvre de l’artiste de Louvain, dont les tableaux sont aujourd’hui dispersés aux quatre coins du monde.
Hubert Gamelon
Un labo local ?
Ausculter une œuvre à la caméra infrarouge n’est pas une technique nouvelle. « Mais c’est une technique coûteuse , glisse Muriel Prieur, la chef du service restauration du MNHA. Au Luxembourg, nous n’avons pas ce matériel et de toute façon, nous n’aurions pas d’intérêt à l’avoir : il faut un laboratoire de recherche artistique pour justifier un investissement pareil .» Au coup par coup, le MNHA envoie des tableaux dans les labos de la Grande Région quand une expertise est nécessaire.
Mais l’œil des experts suffit parfois. « Les restaurateurs et les historiens de l’art savent quand une craquelure est authentique, ils connaissent les détails qui ancrent un style dans une époque, ils savent repérer la qualité d’exécution… » Et puis, faut-il tout savoir sur un tableau? À un moment donné, le détail ne nourrit plus l’histoire. « De toute façon, le plus grand mystère, celui de la création de l’artiste, est a priori infini! »