Accueil | A la Une | Au Luxembourg, la communauté musulmane «manque toujours de place»

Au Luxembourg, la communauté musulmane «manque toujours de place»


Selon les membres de la Shoura, l’islamophobie est surtout dirigée vers les femmes voilées. (Photo : fabrizio pizzolante)

Le ramadan bat son plein depuis le début du mois. L’occasion pour la Shoura de faire le point sur la situation de la communauté musulmane au Luxembourg.

Le traditionnel jeûne des musulmans a débuté le 1er mars pour près de 50 000 résidents luxembourgeois. Jasmin Jahić et Muhamed Ćeman, respectivement président et vice-président de la Shoura, l’assemblée de la communauté musulmane du pays, font le point sur la situation au Luxembourg. Entre conditions et lieux de prière, projet de grande mosquée ou encore hausse de l’islamophobie.

Il y a aujourd’hui quelques 50 000 musulmans au Luxembourg. Ils n’étaient que 12 000 en 2014. Comment expliquez-vous cet essor?

Jasmin Jahić : Nous sommes d’avis que la différence tient plutôt au fait que cette estimation de 12 000 personnes en 2014 était erronée. La Shoura n’existait pas sous sa forme actuelle. Or, c’est elle qui a permis de déterminer avec plus de précision le nombre de musulmans car elle centralise toutes les informations concernant le culte musulman. Entre temps, il y a aussi eu des flux migratoires en raison des guerres et d’autres évènements à l’international. Et puis, la population luxembourgeoise grandit dans sa globalité, c’est donc une suite logique et biologique que la communauté musulmane grandisse en même temps qu’elle.

D’où viennent-ils et pourquoi choisissent-ils le Luxembourg?

J.J. : Historiquement, ils venaient en tant que travailleurs étrangers des pays des Balkans, avec qui le Luxembourg avait des liens, puis en raison des conflits armés ayant eu lieu dans les années 90. Et par la suite, il y a aussi eu un grand nombre de personnes originaires des pays du Maghreb et du Sénégal qui sont venues ici.

Généralement, ils viennent au Luxembourg pour les mêmes raisons que les autres : le Luxembourg est un pays développé, agréable à vivre et économiquement stable, et l’éducation y est de bonne qualité. Le multiculturalisme et l’attrait international du Grand-Duché attirent aussi les personnes les plus éduquées et académiquement avancées.

Muhamed Ćeman : Parfois quand on échange avec des personnes d’autres pays européens, on se dit que le Luxembourg est une oasis de multiculturalisme où la cohésion sociale est accentuée. Et on aimerait que ça perdure. La communauté musulmane a aussi un devoir et une grande volonté de contribuer à son maintien.

Comment qualifier les conditions de prière au Luxembourg?

J.J. : Elles se sont améliorées au fil des années. Au début des années 2000, les lieux de prière étaient plutôt des commerces et des locaux commerciaux peu adaptés, parfois même des caves… Aujourd’hui, je dirais que la moitié des onze mosquées affiliées à la Shoura ont des bâtiments polyvalents avec des salles de prière et de classe, et éventuellement une cafétéria. Donc la situation est meilleure que par le passé, mais elle n’est toujours pas idéale. Le problème reste toujours celui de la superficie des lieux de prière et du manque d’espace. Pour la plupart, nous nous autofinançons, alors les rénovations et l’adaptation des lieux nous prend beaucoup de temps. Si nous achetons un bâtiment, nous ne le rénoverons que dans cinq à dix ans… Sauf que dans ce laps de temps, il sera déjà devenu trop petit.

M.C. : C’est aussi une des raisons pour lesquelles il y a seize mosquées actives dans le pays, onze déjà affiliées à la Shoura, et cinq ayant demandé l’adhésion, par manque de place dans les mosquées existantes. Surtout durant le ramadan. À Esch par exemple, lors des prières nocturnes du week-end pendant ce mois, faute de place, des personnes sont contraintes de rentrer chez elles.

Renoncer à la grande mosquée serait céder à la peur

Seize mosquées, ce n’est donc pas suffisant?

J.J. : Le problème est plutôt géographique. Il y a une totale absence de mosquée à l’est du pays. Si on remonte dans le passé, on se rend compte que tout était assez centralisé : il y avait des mosquées à Luxembourg et à Esch, deux mosquées dans le nord. Et maintenant, la situation se décentralise. Une des cinq mosquées en train d’être affiliées à la Shoura se situe à Bettembourg. Et ça c’est parce que la Shoura ne peut pas ouvrir de mosquées elle-même, c’est à la communauté de se regrouper et de créer des ASBL. Les gens se sont rendu compte qu’il manquait de la place dans les mosquées et ont décidé d’en ouvrir des nouvelles ailleurs.

M.C. : C’est d’ailleurs important pour la communauté musulmane d’avoir une bonne collaboration avec les représentants communaux, surtout lors des deux fêtes clés, l’Aïd el-Fitr et l’Aïd el-Adha. Ce sont des périodes où des milliers de musulmans viennent prier, alors qu’ils ne le font peut-être pas le reste de l’année. Dans ces moments-là, les communes peuvent mettre à disposition des lieux tels que des stades de foot ou des salles pour qu’ils puissent tous prier. Il faut simplement comprendre que ce n’est ni par prosélytisme, ni par exhibitionnisme que l’on souhaite prier dans les stades, mais simplement par besoin de place. Les citoyens musulmans sont des citoyens luxembourgeois, ils ont des obligations et des besoins.

Y a-t-il assez de moyens alloués?

J.J. : L’enveloppe financière que nous recevons de l’État nous aide énormément. La somme est énorme, un demi-million d’euros. Mais malheureusement, elle n’est plus adaptée aux besoins de la communauté, au vu du nombre de musulmans qu’elle compte. Je pense que l’estimation du montant s’est faite lorsque le nombre de musulmans était erroné. Alors, comparée à celle des autres cultes conventionnés, elle est inférieure en proportion. Pas par discrimination, mais par manque d’information juste.

Et aussi parce que les autres cultes étaient déjà affiliés à l’État avant les changements politiques de 2015. Leurs personnels religieux sont donc toujours considérés comme des fonctionnaires de l’État, alors que ce n’est pas le cas pour le culte musulman. Ce sont les mosquées qui versent les salaires des employés. La majorité de nos fonds partent donc là-dedans.

Le projet de construction d’une grande mosquée est au point mort. Pourquoi?

J.J. : Pour le moment le projet est au point mort par manque de fonds. Nous avons déjà vu des terrains intéressants, mais les prix… On parle de dizaines de millions d’euros. Même en épargnant 500 000 euros par an, ça nous prendrait 30 à 40 ans.

M.C. : La construction d’une grande mosquée au Luxembourg n’est pas un signe déterminant du bien-être de la communauté musulmane et de la société luxembourgeoise, ni un projet de première zone de la Shoura. Mais renoncer à sa construction reviendrait à céder à la peur, à la haine. Nous ne pouvons pas renoncer à un droit et à une équité par rapport aux autres cultes. Ce serait une perte pour la société musulmane et luxembourgeoise. Les mosquées ne sont pas quelque chose d’étranger à l’Europe, il y en a dans nos pays voisins. Cela dit, la situation de la communauté musulmane y est moins favorable qu’au Luxembourg, où elle est globalement positive.

Certaines personnes, qui sont contre la construction d’une grande mosquée, diront que les pays musulmans n’ont pas d’églises… Je les invite à voyager et à découvrir d’autres horizons. Rien qu’au Kosovo, mon pays d’origine, à 95 % musulman, la cathédrale catholique construite après la guerre domine l’horizon urbain. Et en Bosnie également, les églises côtoient les mosquées et les synagogues depuis des siècles… Au Maroc ou en Tunisie, comme en Jordanie ou en Égypte. Alors, j’espère que la communauté luxembourgeoise non-musulmane contribuera, pourquoi pas, à la construction de la grande mosquée. On s’attend à une certaine réciprocité.

Les relations avec le gouvernement compliquent-elles parfois les choses?

J.J. : Je ne dirais pas qu’elles compliquent les choses. Le gros problème, et il s’applique aussi aux autres cultes, c’est le manque de réactivité. Parfois, nous attendons six à huit mois pour avoir une réponse. Actuellement, les Cultes ne disposent pas d’un ministère dédié. Ils dépendent du ministère d’État dirigé par le Premier ministre. Le manque de temps provient de ça, à mon avis.

M.C. : Nous comprenons l’occupation du Premier ministre et le fait que des sujets soient plus importants et pressants que la communauté musulmane. Mais en même temps, nous ne pouvons pas le justifier, car en tant que responsable des Cultes, il a pris une certain engagement. Si nous pouvons nous permettre de le suggérer, il faudrait séparer ces deux fonctions pour qu’un ministre des Cultes puisse se consacrer pleinement à ces questions.

Avez-vous remarqué une augmentation de l’islamophobie au Luxembourg?

J.J. : Le phénomène de l’islamophobie est documenté depuis un certain temps maintenant par l’Observatoire de l’islamophobie au Luxembourg (Oil). C’est une très grande amélioration. Et effectivement, on constate une certaine hausse de l’islamophobie, surtout à l’égard des femmes voilées. C’est la visibilité de leur appartenance religieuse qui fait que les personnes sont victimes de discriminations. Le rapport 2024 montrera également les répercussions du génocide palestinien sur les chiffres.

Nous remarquons aussi une hausse des commentaires négatifs en ligne, souvent de la part de personnes de nos pays voisins. L’islamophobie est importée d’autres pays. Mais parallèlement, nous remarquons aussi du soutien de la part des Luxembourgeois non-musulmans. C’est rassurant, car l’islamophobie ne doit pas être la normalité.

M.C. : Actuellement une enquête est en cours concernant un acte de vandalisme sur la mosquée d’Esch. Il n’y pas eu de blessé, mais symboliquement, cela fait mal… C’est une forme de discrimination. Mais heureusement, les attaques contre des lieux de prière sont rares au Luxembourg. Et là encore, nous avons du soutien.

Newsletter du Quotidien

Inscrivez-vous à notre newsletter et recevez tous les jours notre sélection de l'actualité.

En cliquant sur "Je m'inscris" vous acceptez de recevoir les newsletters du Quotidien ainsi que les conditions d'utilisation et la politique de protection des données personnelles conformément au RGPD .