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Au Centaure, «Ladies Football Club» : quand les femmes gagnent du terrain


(photos Bohumil Kostohryz)

Au Centaure, Christine Muller et Eugénie Anselin enfilent les crampons avec Ladies Football Club de Stefano Massini. L’histoire d’une émancipation par des femmes qui refusèrent les règles du jeu dictées par les hommes.

Stefano Massini est un dramaturge rare, aux textes un peu loufoques portés par une rythmique sans entrave. Paradoxalement, ses œuvres à forte musicalité, ressemblant plus à un récital ou à une incantation, sont traduites en 27 langues, faisant de lui l’auteur italien contemporain le plus joué sur les scènes internationales.

Au Luxembourg, on l’aime aussi. En 2023, avec sa pièce Léa et la théorie des systèmes complexes, Ian de Toffoli lui rendait un hommage assez évident, proche dans le ton et la forme du roman-épopée Les Frères Lehman.

Désormais, c’est au tour de la metteuse en scène Christine Muller de se l’approprier : elle jette en effet son dévolu sur Ladies Football Club, petit livre d’une centaine de pages collant plutôt bien aux aspirations du Centaure, tourné cette saison vers les questions d’émancipation féminine.

Pour ce faire, comme pour la précédente pièce visible sous la cave voûtée du petit théâtre (Norma Jeane Baker de Troie), elle fait le choix du minimalisme à travers un monologue porté par la seule Eugénie Anselin.

La comédienne y incarne une polyphonie de voix, surtout celles de onze femmes qui, il y a plus d’un siècle, ont mis un coup de pied dans les conventions et les règles patriarcales. Ou plutôt dans un ballon… On est en 1917 en Angleterre, et tandis que les hommes partent se faire exploser au front, 900 000 ouvrières les remplacent à l’usine au nom de l’effort de guerre.

Parmi elles, onze donc qui, durant la pause déjeuner d’une fabrique de minutions, décident de frapper dans un prototype de bombe (désamorcée). Un geste tout simple qui va faire d’elles les pionnières du football féminin. Un geste spontané qui va les amener jusque dans les stades avant que les hommes (patrons, pères, maris) ne mettent fin à cette passion, cette obsession, cette libération.

Hommage à «l’irrévérence»

Comme dans l’histoire, c’est en équipe que la pièce s’est montée, avec la difficulté de dompter ces mots volatiles, nécessitant alors un important travail de coupes et d’ajustements. «C’est un texte très littéraire qui doit faire sens sur scène», soutient Eugénie Anselin, assise aux côtés de sa fille de deux ans et demi qui «joue déjà au football».

Christine Muller confirme : «Ça ne se fait pas d’un jour à l’autre!», dit-elle, heureuse que «tout le monde ait travaillé main dans la main, souvent au-delà de son rôle, de ses fonctions», évoquant au passage l’appui bienveillant de Sophie Van den Keybus (scénographie, costumes) et d’Antoine Colla (lumières, assistanat).

«Comme elles, on est dans le même bateau. On ne fait qu’un!», se marre la comédienne. Après une semaine de lecture à Berlin suivie de longs moments passés à table, la forme est arrivée, résumée en une phrase : «Une femme qui raconte l’histoire d’autres femmes».

Ainsi, Eugénie Anselin se démultiplie, tantôt footballeuses, tantôt patrons, mais aussi religieuses et encore sainte, puisque la pièce évoque le personnage de Jeanne d’Arc. Avec elles, cette dernière apparaît par intervalles poétiques, comme autant de fantômes de la narratrice.

«Le texte est un hommage à l’irrévérence, celle que l’on prêtait après tout à Jeanne d’Arc lors de son procès», développe la metteuse en scène, vite relayée par sa comédienne qui dresse un parallèle manifeste : «C’est une femme forte, guerrière et vouée à disparaître quand elle prend trop de place» pour les hommes, dit-elle.

À cette forme spectrale s’ajoute également la projection d’images d’archives exhumées par Christine Muller, enthousiaste : «C’est dingue de voir des usines d’armement plein de femmes!». Ou de les voir poser en équipe, toutes affublées d’un béret.

Libéralisation du corps et de l’esprit

Au Centaure, Ladies Football Club aura donc l’allure, dans le ton comme l’attitude, du théâtre dit «de récit». Celui défendu et animé par un autre italien, Ascanio Celestini, qui parle «de personnages marginalisés avec douceur, sans jamais les poser en victimes», précise la metteuse en scène.

Une définition proche du style de Stefano Massini, «en équilibre entre humour et engagement», soutient Eugénie Anselin, «amoureuse» du texte. D’un côté, en effet, il y a le portrait tout en charme et en décalage de ces femmes qui cherchent à s’offrir une bulle d’oxygène au cœur d’une guerre funeste et d’un destin réprimé par le poids du patriarcat.

De l’autre, plusieurs thématiques qui se retrouvent toujours aujourd’hui : la lutte pour l’émancipation, l’importance de la solidarité ou la libéralisation des corps et des esprits… «C’est une voix universelle qui traverse toutes les générations», ponctue la comédienne.

Dans le sillage de ces révolutionnaires en short (qui devaient tout de même se raser les cheveux ou les couvrir avant de monter sur le terrain), on découvre tout le pouvoir du jeu, abordé dans sa plus simple expression. «Un enfant n’a pas de barrière dans la tête, raconte Eugénie Anselin. C’est après que la société nous dit quel rôle on doit jouer.»

Justement, toutes ces premières footballeuses ne voulaient plus jouer avec des règles biaisées. Elles réclamaient le droit de courir, de s’amuser, de jurer, de se salir sur des pelouses boueuses… C’est même le fil rouge de la pièce : «Ce qu’on peut faire quand les hommes sont partis, synthétise Christine Muller.

Car à ce moment-là, personne ne leur dit que le football, ce n’est pas pour elles». En somme, elles deviennent «protagonistes de leur vie».

Le sport «le plus sexiste»

C’est sûrement pour cette raison qu’à la fin de la Première Guerre mondiale, le football féminin sera vite interdit – il sera seulement réhabilité… en 1971! Ladies Football Club aborde dans ce sens ce rapport à la camaraderie, vu à l’époque comme un danger par les hommes : «Pour imaginer une forme de libération collective, il faut se rassembler. C’est ce qui leur a fait peur : des femmes qui se réunissent, qui se fédèrent, c’est dangereux! Surtout qu’elles les ont remplacés à tous les postes. Les pauvres…», rigole la metteuse en scène. A

vec Eugénie Anselin, elles en profitent pour rappeler que depuis, certaines injustices ont la peau dure : la pratique du sport collectif a toujours une connotation masculine. Que dire alors de la différence biologique, toujours mise en avant, ou encore celle salariale, particulièrement dans ce milieu du ballon rond qui reste «le plus sexiste» d’entre tous.

Le football a une force libératrice

Mais qu’importe : la comédienne et la metteuse en scène, si elles jettent un coup d’œil en arrière, misent surtout sur l’avenir avec cette pièce tendre et dure, qui cherche à garder une certaine légèreté malgré l’importance (et la nécessité) des propos. «Ce n’est pas un one woman show!», rassure Eugénie Anselin, avec comme décor un stade avec des banderoles et des chants. N

on, avec Christine Muller, elle glisse même certaines notions modernes comme celle de l’écoféminisme chère à Lauren Bastide. Bien que le message ait, au final, une portée plus immédiate. «Le football a une force libératrice, soutient la metteuse en scène, avant de conclure : «Ces figures féminines ne sont que des rêves qui peuvent nous donner du courage, ou des modèles pour celles qui refusent ce qui leur est présenté comme la marche du monde.»

La pièce

Quelque part en Angleterre, durant la Première Guerre mondiale, quand les hommes ont été envoyés se faire tuer au champ de bataille… Dans une usine d’armement, onze femmes ouvrières se sont mises à taper dans un ballon improvisé, trouvé dans la cour. Quel n’était pas le désarroi des hommes, patrons et prêtres quand elles ont commencé à se constituer en équipe et à en affronter d’autres! Grâce à l’absence des hommes, les clubs de football féminins sont nés et un engouement du public s’en est suivi. Du moins, jusqu’à la fin du conflit, à partir de laquelle ils seront interdits… jusqu’en 1971.

Première ce soir à 20 h. Jusqu’au 19 janvier. Théâtre du Centaure – Luxembourg.

Les 23 et 24 janvier à 20 h. CAPe – Ettelbruck.