Anne Calteux, la représentante de la Commission européenne au Luxembourg, évoque, à l’occasion des 75 ans de la déclaration Schuman, les acquis de la construction européenne et les défis géopolitiques qui se posent aujourd’hui à l’UE.
Vendredi, le Premier ministre, Luc Frieden, a eu le plaisir d’accueillir à la fois la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, la présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, et le président du Conseil européen, António Costa. Cette visite au sommet était placée sous le signe du 75e anniversaire de la déclaration Schuman, du nom d’un des pères fondateurs de l’Union européenne, né à Luxembourg.
En marge de ce 9 mai, déclarée Journée de l’Europe, nous avons pu interroger Anne Calteux, la représentante de la Commission européenne au Luxembourg.
Une des phrases clés de la déclaration de Robert Schuman est « L’Europe ne se fera pas d’un coup ». Soixante-quinze ans après cet acte fondateur, comment se porte l’Union européenne ?
Anne Calteux : La phrase que vous venez de citer est toujours d’application, car l’UE est un projet qui reste en pleine mutation. Vu le contexte géopolitique actuel, cela est plus vrai que jamais. Le plus grand défi est aujourd’hui de réussir à garder notre unité dans un contexte qui est tout sauf facile. Mais l’ambition est de trouver des solutions durables aux nombreux problèmes qui se posent à nous.
Toutefois, on ne peut pas nier que l’UE souffre de quelques petites maladies chroniques. Il existe des problèmes récurrents qui nous occupent depuis longtemps, mais on garde espoir. On veut rester ambitieux et adapter nos politiques aux défis qui aujourd’hui sont différents d’il y a 75 ans, mais qui nécessitent la même solidarité entre États membres.
Justement, maintenir cette unité et la solidarité est-il le principal défi à relever ?
On voit que c’est compliqué de garder tout le monde ensemble. On assiste depuis plusieurs années à la montée de l’extrême droite, ce qui crée beaucoup de fragmentation au sein de l’Union européenne. Les valeurs européennes sont mises à rude épreuve. C’est inquiétant, mais, malgré tout, on a pu voir qu’à chaque fois qu’il y a une crise majeure, que ce soit le covid ou la guerre en Ukraine – et maintenant aussi les derniers développements aux États-Unis – nous avons su démontrer qu’on est capables de trouver assez rapidement des solutions en se mettant ensemble.
Le nouveau chancelier allemand, Friedrich Merz, s’est dit mercredi décidé, aux côtés du président français, Emmanuel Macron, à relancer le fameux moteur franco-allemand. S’agit-il d’un signe positif pour continuer à faire avancer l’Europe ?
Oui, absolument. On a besoin de ce moteur, c’est évident. Ça a toujours été le cas dès le début, dès la création de la Communauté européenne. Ces deux États membres sont fondamentaux, ils doivent être forts, ils doivent être capables de montrer que les valeurs européennes, ils les vivent eux-mêmes. Et on a tout intérêt à ce que leur situation politique soit stable, qu’ils soient dirigés par des chefs d’État et de gouvernement forts.
Au fil de son histoire, l’UE a franchi d’importantes étapes et fêté de grands succès. Qu’est-ce que vous avez envie de mettre en avant aujourd’hui ?
Tout d’abord, la paix ! Ensuite, j’aimerais citer Schengen, même si ce projet n’est actuellement pas là où on aurait voulu qu’il soit. Donc, là aussi, vous voyez que l’Europe, c’est un projet qui évolue. Mais, à la base, Schengen est quelque chose de très, très important et même unique au monde. On dispose également du plus grand marché intérieur au monde, qui compte 450 millions de consommateurs. C’est ce qui nous donne un certain poids au niveau commercial. Maintenant, le défi est de définir où nous en sommes aujourd’hui, à la fois en ce qui concerne Schengen et le marché intérieur.
On sait que nous pouvons faire mieux. Il y a encore beaucoup de barrières, il y a beaucoup de différences entre les États membres dans l’application du cadre européen. En juin, la Commission va présenter une nouvelle stratégie sur le marché intérieur qui vise notamment à abolir beaucoup plus de frontières intérieures, parce qu’on sait qu’aujourd’hui, avec ce qui se passe aux États-Unis, on ne peut pas se permettre d’avoir un marché intérieur qui est fragmenté.
Les États-Unis n’ont pas intérêt à nous sous-estimer
En juin va aussi venir à échéance le moratoire du président américain sur les tarifs douaniers. Est-ce que des négociations sont en cours pour conclure un deal ?
Pour l’instant, l’essentiel se passe dans les coulisses. Les négociations sont menées avec beaucoup de force. Il y a des services à la Commission qui ne font que ça. Ils travaillent étroitement avec les États-Unis afin de trouver une solution. Notre position, c’est de rester constructif jusqu’au bout. On a plusieurs solutions dans les tiroirs qu’on est prêt à mettre sur la table quand il le faut, même si la priorité reste d’éviter l’escalade d’une situation qui n’est dans l’intérêt de personne, ni de l’Europe, ni des États-Unis, ni des citoyens, ni des entreprises.
La Commission est-elle bien décidée à faire pleinement peser le poids du marché intérieur dans ces négociations ? Cette confiance en soi est-elle présente ?
On a pleinement conscience de notre poids commercial, 450 millions de consommateurs, c’est unique au monde. Les États-Unis n’ont pas intérêt à nous sous-estimer. Ils ont besoin de nous en tant que marché. Il y a de très fortes relations commerciales entre les États-Unis et l’UE, on ne peut pas faire abstraction de cela.
Revenons aux accords de Schengen, qui vont fêter cette année leur 40e anniversaire. Une des premières décisions majeures du nouveau gouvernement allemand est de renforcer encore les contrôles aux frontières avec ses voisins européens. Comment la Commission voit la situation ?
La Commission souhaite évidemment que l’esprit des accords de Schengen soit respecté. On comprend les préoccupations nationales de certains États membres, mais on veille quand même à ce qu’on respecte les règles. On surveille l’évolution de la situation de très près.
Le Luxembourg a introduit en février un recours contre l’Allemagne devant la Commission. Où en est ce dossier ?
On est en train d’analyser la situation, et dès qu’on disposera de tous les éléments nécessaires, on prendra les mesures qui sont requises. Je ne peux néanmoins pas avancer d’horizon temporel précis concernant une prise de décision.
Une série d’observateurs reprochent au gouvernement allemand d’être le fossoyeur de Schengen. Est-ce que cette crainte est partagée par la Commission ?
C’est trop tôt pour le dire. Il faut voir maintenant comment la situation va évoluer avec le nouveau gouvernement de Friedrich Merz.
Vous avez déjà évoqué le contexte géopolitique actuel. Pour répondre notamment à la menace russe, la Commission a annoncé le plan RearmEU, dans le cadre duquel doivent être mobilisés 800 milliards d’euros pour augmenter la capacité de défense de l’UE. La mise en œuvre de ce plan est-elle déjà entamée ?
Il y a d’abord l’instrument spécifique intitulé SAFE, qui prévoit que la Commission lève jusqu’à 150 milliards d’euros sur les marchés de capitaux à des conditions favorables. Cette enveloppe doit encourager les pays à investir davantage dans la défense, mais aussi à renforcer les capacités industrielles en Europe, parce qu’on sait qu’on est à la traîne dans ce domaine-là. On a bien compris qu’on est trop dépendant de certains pays fournisseurs d’armes.
On a aussi compris qu’il faut investir beaucoup plus d’argent dans ce secteur, non seulement pour aider l’Ukraine, mais aussi dans notre propre intérêt, parce qu’on ne sait pas si Poutine va s’arrêter à l’Ukraine. Ça va donc de pair avec un changement d’approche et d’esprit. Une grande préoccupation de la Commission est la nouvelle stratégie pour une Union de la préparation dans le but d’aider les États membres à prévenir les menaces émergentes et à y faire face. Le but est que tous les États membres soient prêts pour chaque scénario possible.

«La Commission souhaite évidemment que l’esprit des accords de Schengen soit respecté», souligne Anne Calteux. (photo Hervé Montaigu)
Dans ce contexte, est-il positif que le Royaume-Uni se soit rapproché à nouveau de l’UE, en prenant un rôle de leader pour soutenir davantage l’Ukraine, aussi en prévision d’un accord de paix ?
On a toujours dit, même lorsqu’on a signé le Brexit, que le Royaume-Uni est un partenaire très important pour l’UE. Évidemment, dans le domaine de la défense, les Britanniques sont un partenaire indispensable et c’est pour ça qu’on les a impliqués dès le début dans nos discussions. Et puis, les démarches entre les grandes capitales européennes et Londres se sont intensifiées. C’est un peu aussi ça l’idée d’une Europe à géométrie variable. On est toujours ouvert à s’engager avec des partenaires externes. Le Royaume-Uni est un exemple, l’Inde en est un autre. Il est devenu encore plus important de nouer des partenariats avec des pays qui sont de vraies démocraties et qui partagent nos valeurs. Cela permet d’éviter notamment de tomber dans des dépendances ou des vulnérabilités, comme cela a été le cas dans le passé.
La Commission von der Leyen II est en fonction depuis près de six mois. D’importantes bases ont été posées lors du premier mandat de la présidente. Quel est le premier bilan que vous pouvez tirer du travail accompli depuis décembre ?
On a tout de suite été amené à agir, notamment en raison du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Dès le 20 janvier, nous avons accéléré sur nos priorités, résumées dans les lignes directrices que la présidente a présentées déjà en juillet dernier devant le Parlement européen. On a compris que l’on ne peut pas perdre de temps, et donc on a rapidement présenté la Boussole pour la compétitivité et le « Clean Industrial Deal« . On a aussi présenté la vision de l’agriculture. En parallèle, la Commission a multiplié les dialogues avec les secteurs stratégiques, comme l’acier, l’aluminium et l’automobile, et d’autres suivront.
On est beaucoup plus à l’écoute, on veut être proactif pour éviter les grandes crises. La défense, la sécurité et aussi la compétitivité se situent tout en haut de notre agenda, ce qui ne veut pas dire que l’on va négliger d’autres priorités comme la dimension sociale, la protection de notre climat et la transition digitale. Tout est lié, et d’ailleurs, quand vous regardez les lignes directrices, vous voyez que la transition verte et la transition digitale font partie intégrante du chapitre consacré à la compétitivité.
La Commission se voit cependant reprocher le fait que le renforcement de la compétitivité s’opère au détriment de la protection du climat et du pilier social. Quelle est votre réponse à ces critiques ?
Les objectifs climatiques qu’on s’est fixés au début du premier mandat de la présidente von der Leyen restent d’actualité. L’ambition reste de devenir climatiquement neutre en 2050. On n’a pas d’autre choix. Par contre, les moyens pour y arriver vont changer. On a compris que notre industrie est un acteur important pour nous accompagner sur la voie de la décarbonation et de la transition verte et on va lui donner les moyens nécessaires pour y parvenir.
État civil. Anne Calteux (51 ans) est de nationalité luxembourgeoise. Elle est mariée et mère de deux enfants.
Études. Son parcours académique l’amène en Alsace et au Royaume-Uni. En 1997, Anne Calteux décroche une maîtrise en droit à l’université Robert-Schuman de Strasbourg. En 1999 suit un Master of Laws obtenu au King’s College de Londres.
Bruxelles. Après avoir exercé comme avocate (avril 1999-décembre 2003), Anne Calteux rejoint en janvier 2004 la représentation permanente du Luxembourg auprès de l’UE, où elle occupera, jusqu’en août 2013, différentes fonctions, avec un focus mis sur la santé publique et la sécurité sociale.
Santé. En septembre 2013, Anne Calteux intègre le cabinet de la ministre de la Santé Lydia Mutsch. En janvier 2019, elle devient cheffe de cabinet et cheffe du département des Affaires européennes et internationales. En février 2020 vient s’ajouter la coordination de la cellule de crise Covid-19.
Commission. Le 1er septembre 2021, Anne Calteux prend sa fonction de représentante permanente de la Commission européenne au Luxembourg, en succession de Stephan Koppelberg, qui assurait depuis septembre 2020 l’intérim après le départ de Yuriko Backes, en poste depuis septembre 2016, pour la Cour grand-ducale.