Quelques jours avant la clôture du 75e festival de Cannes, Le Quotidien a rencontré Alexis Juncosa, directeur artistique du LuxFilmFest et président du réseau Europa Film Festivals, pour faire le point sur son intense activité cannoise.
Sur la Croisette, Alexis Juncosa traîne, de son propre aveu, une réputation : celle de «celui qui voit le moins de films». Et pour cause : il est trop occupé à enfourcher son vélo pour aller d’un bout à l’autre de Cannes et honorer sa soixantaine de rendez-vous avec des vendeurs internationaux, producteurs et réalisateurs, dans le but de donner les premières formes à la prochaine édition du festival, qui aura lieu du 2 au 12 mars 2023. Seul représentant du LuxFilmFest à Cannes quand «des festivals comparables ont quatre ou cinq personnes sur place», son directeur artistique «espère avoir de l’aide l’année prochaine, mais cela demande des ressources financières supplémentaires», pour l’instant bloquées du côté des subsides publics. Ce qui n’empêche pas Alexis Juncosa de redoubler d’initiatives. Élu en mars dernier président d’Europa Film Festivals, réseau qui regroupe douze festivals de cinéma en Europe et au Canada, il travaille notamment à une charte entre festivals et vendeurs qui, glisse-t-il sans fausse modestie, va «révolutionner» les bonnes pratiques. Sa présentation, devant une salle pleine, a en tout cas été reçue avec un grand succès, et Alexis Juncosa promet dans la foulée «une grosse opération de communication» qui devrait faire beaucoup de bruit cet été, jusqu’aux États-Unis. L’avenir du cinéma et de sa diffusion se jouent à Cannes, et le Luxembourg y joue sa part…
Comment le LuxFilmFest manifeste-t-il sa présence à Cannes?
Alexis Juncosa : C’est assez simple : le LuxFilmFest a lieu en mars, donc c’est inutile pour nous de nous caler sur la compétition et les films à palmarès de Cannes. Ces films-là seront déjà datés pour que l’on puisse considérer ces films pour le festival. Mon travail ici consiste en deux volets essentiels. D’une part, le réseautage : voir les vendeurs internationaux et les producteurs, qui ont la clef des films, et montrer notre crédibilité pour leur prouver qu’ils ont une raison de montrer ces œuvres, quand elles seront prêtes, au Luxembourg. L’autre volet, ce sont les rencontres de catalogue : apprendre chez les vendeurs que l’on connaît ce qui se profile à l’horizon, et que nous pourrions ainsi avoir dans notre programmation l’année prochaine. Ce sont deux faces d’une même pièce.
On est sur le plus grand marché du film au monde, mais aussi le premier à avoir lieu après le LuxFilmFest. C’est un endroit et un moment privilégiés dans la construction de la prochaine édition?
Ici, il y a ce que l’on montre et ce que l’on présente; nous, on s’intéresse à ce que l’on présente, c’est-à-dire les films qui ne sont pas encore prêts. Quand un vendeur international a deux films en compétition à Cannes, il en a 15 à venir qui seront présentés ici. C’est sur ceux-là qu’on se concentre. Je rentre toujours de Cannes avec une centaine de noms de films. Au fil des années, les vendeurs savent ce qui va intéresser le LuxFilmFest et ce qui ne l’intéressera pas.
Quant à ce qui est montré, on regarde beaucoup ce qui se passe du côté des sections parallèles, plus proches du registre sur lequel se positionne le LuxFilmFest. On sait que c’est là qu’on va s’éclater. D’ailleurs, tout cela nous a amenés à un point où, pour la première fois l’année prochaine, on sera obligés de renoncer aux soumissions directes, pour se concentrer sur la quantité de films astronomique que l’on nous remet. On a trop de films, mais c’est la rançon du succès.
Sans soumissions directes, ne craignez-vous pas que le LuxFilmFest perde son statut de précepteur, voire de défricheur de talents?
Dans le meilleur des cas, les soumissions directes nous apportaient un film sur les 110 à 120 que l’on montre chaque année. Ce n’est pas du snobisme. On est toujours sur du défrichage : quand un film arrive directement d’un producteur, personne ne l’a encore vu. Si l’on doit avoir des déceptions ou des frustrations, elles sont à chercher ailleurs…
De quel côté?
Déjà, nous ne sommes pas un « festival A », donc on ne peut pas chercher des premières mondiales. Cette année, on nous en a proposé; on en est très honorés, mais ce n’est ni dans l’intérêt du film, ni dans le nôtre. Une première mondiale doit être accompagnée par un marché, pour générer des ventes en plus de la projection sur le festival. Nous n’avons pas non plus les moyens de faire venir toute une équipe au complet. On est très heureux que des films se fassent à partir de rencontres fortuites au Luxembourg, mais il faut respecter la trajectoire naturelle et ne pas être trop ambitieux par rapport à l’évènement.
Par ailleurs, le LuxFilmFest a connu un développement et une légitimité dans l’industrie qui n’ont pas été suivis par le budget afférent. On nous explique qu’il faut qu’on fasse nos preuves, mais ça fait douze ans qu’on fait ça. On commence à trouver le temps long et on espère qu’à un moment, l’industrie et les politiques se rendront compte de ce qu’on est capables de produire. En 2023, en tout cas, on n’aura pas l’augmentation dont on aurait besoin.
Cela met-il le festival en danger, celui d’être coupé dans son élan et de ne plus pouvoir grandir?
L’année prochaine, les conditions seront particulièrement difficiles, avec des réductions drastiques. On a quand même l’impression que cette augmentation arrivera au bout d’un moment. Le jour où on nous donne les moyens, quels qu’ils soient – 200 000 euros, 500 000 euros ou un million de plus –, on sait au centime près tout ce qu’on serait capable de développer. On connaît très bien l’industrie et les coûts associés. Sauf que pour l’instant, on est plus dans une logique de resserrer les activités que de les développer. On est dans l’attente, mais on est prêts!
Nous n’avons pas de premières mondiales, mais nous avons eu de très belles premières internationales, comme pour les films de Terrence Malick (Song to Song, 2017), Wes Anderson (Isle of Dogs, 2018), Tim Burton (Big Eyes, 2014) ou, cette année, dans un tout autre registre, Quentin Dupieux (Incroyable mais vrai, 2022). Ces évènements-là représentent une grande fierté! Je veux dire par là que, augmentation de budget ou pas, on aura toujours un beau programme. Les invités ont envie de venir, c’est indéniable. On va peut-être s’adapter les premières années en allant chercher du côté des Européens, mais on sera toujours bons. Pour ce qui est du rayonnement du festival par le public, c’est une autre question.
Avez-vous le sentiment, après le discours du Premier ministre lors de la journée luxembourgeoise à Cannes, que la diffusion des œuvres est un aspect du monde de l’audiovisuel qui est mis de côté?
Le discours du ministre était vraiment tourné vers le Film Fund, qui concentre la majorité de son énergie sur la production, et, donc, sur les producteurs. Pour nous, les décisions se jouent au ministère de la Culture. Nous sommes parfois victimes de la confusion qu’il peut y avoir entre la promotion de produits culturels et l’industrie créative. Ce sont des choses qui se rejoignent, qui se nourrissent l’une et l’autre, mais qui sont très distinctes; nous ne sommes pas concernés par le discours du ministre. Malgré tout, il y avait cette année Josée Hansen, venue pour représenter le ministère de la Culture et soutenir la diffusion des œuvres. C’était un geste très fort, j’espère qu’il y en aura d’autres dans ce sens. On se rend compte, par exemple, que Kultur:LX n’a pas dans son champ d’action le cinéma, c’est problématique…
Les premières années, la scène professionnelle nous a regardés en biais
Alors que le LuxFilmFest met l’accent dans sa sélection les films « made in/with Luxembourg », quel rôle jouez-vous dans l’accompagnement de ces films à Cannes?
Les premières années, la scène professionnelle nous a regardés en biais. Au fil des années, on a vu qu’elle y trouvait un certain intérêt, et même du plaisir. Aujourd’hui, c’est la foire d’empoigne. Ce qui est incroyable, c’est qu’en douze ans, on se déconnecte un peu de la production nationale : les films ayant monté en qualité, ce sont les vendeurs internationaux qui nous les proposent! Pour nous, c’est une chose incroyable et c’est une belle revanche sur ceux qui émettaient des doutes sur la qualité de la production locale. Il n’y a aucune phrase que j’ai plus détestée que : « C’est bien pour le Luxembourg »! Ce discours est absurde : c’est bien ou ce n’est pas bien. On nous a souvent accusés d’être trop bienveillants par rapport à une certaine partie de la production nationale, eh bien je crois que la question se pose de moins en moins! Quand on voit Pamfir, Rebel ou Corsage, plus personne ne doute de la légitimité des films…
Avec votre casquette de président du réseau Europa Film Festivals, vous venez de présenter, à Cannes, une charte des bonnes pratiques entre festivals et vendeurs. En quoi consiste-t-elle?
Invité il y a quelques années à rencontrer le réseau de vendeurs internationaux Europa International, qui regroupe une cinquantaine de « marques » – Wild Bunch, Protagonist, Orange, The Match Factory, Le Pacte… – et environ 90 % de ce que l’on voit en festivals, je me suis rendu compte qu’il y avait des incompréhensions entre vendeurs et festivals, alors que ce sont deux corps de métier qui travaillent ensemble depuis toujours. En retour, je les ai invités à Luxembourg, où l’on a eu des réunions très prolifiques. L’idée d’une charte a découlé de cela. C’est comme ce truc pour tirer les cornichons : le concept est évident, mais personne n’y avait pensé avant (il rit)! Ce n’est pas une dictature de la part des vendeurs ni des festivals, c’est une vraie proposition conjointe, aussi simple que révolutionnaire. Le covid nous a donné du temps pour y travailler et y inclure les évolutions du marché, dans un milieu où les règles ont toujours été empiriques et non écrites. Tout ne peut pas y être régulé, comme la question des coûts de projection, qui est très particulière. Je ne crois pas, par exemple, que Cannes ait un jour payé un centime à un vendeur pour montrer son film, l’intérêt d’être à Cannes étant évident. Mais des festivals de moindre envergure n’ont pas les moyens de dépenser 500 euros pour montrer un film… Nous, on encourage l’aspect humain, indispensable dans ce métier, soit trouver une zone de confort entre le festival et le vendeur.
Le LuxFilmFest n’a pas attendu #MeToo pour se sentir concerné par la parité de genre et le réchauffement climatique
Cette charte contient aussi des recommandations autour de préoccupations très actuelles, comme la parité de genre ou l’écologie. Des recommandations qui tiennent aussi très à cœur au LuxFilmFest…
On ne va pas révolutionner les débats : les enjeux d’aujourd’hui sont humanitaires et environnementaux, les deux étant liés. Le LuxFilmFest n’a pas attendu #MeToo pour se sentir concerné par la parité de genre, et il suffit de jeter un œil aux premières programmations, en 2011 ou 2012, pour y trouver des films sur la montée des eaux et le réchauffement climatique. Ça a toujours été dans notre ADN. Par extension, cette charte incite très fortement à adopter une démarche sociale. D’un autre côté, chaque festival a sa propre identité, et on doit prendre en compte et respecter cela.
Craignez-vous que le respect de ces engagements puisse, chez l’un ou l’autre, tourner au « greenwashing » ou au « genderwashing »?
On se voit vraiment comme un « think tank » qui vise à proposer des choses très simples à réaliser, genre « dix façons de rendre son festival plus écolo ». Un festival de cinéma ne sera jamais une démarche écolo; on est dans une gabegie environnementale et la personne qui prétend faire tout comme il faut ment. On se doit d’être le plus cohérent possible, en prenant en compte nos propres contradictions et en menant notre combat avec honnêteté.
Quand le LuxFilmFest montre en salles un film comme le film d’animation de Disney Red Alert, destiné au streaming, il fait avec ses contradictions?
Le LuxFilmFest a été créé dans le but de faire venir les gens dans les salles. Ce que l’on a voulu faire dans ce cas précis, c’était montrer à Disney que le film avait une légitimité en salle et que c’est peut-être cela qu’ils auraient dû encourager. On a choisi le dialogue avec les plateformes, mais si on nous propose un film exclusif à condition que l’on ait une plateforme digitale, ce sera définitivement non.