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[Album de la semaine] «Words & Music, May 1965» de Lou Reed : de la musique et démos


(photo DR)

Il y a les artistes comme Prince ou David Bowie, qui ont planifié la suite de leur discographie en laissant, à leur mort, un volume considérable de matériel et suffisamment d’instructions pour confier à leurs survivants le soin de poursuivre leur vision artistique; il y a ceux, comme Bob Dylan ou Bruce Springsteen, qui prennent en main ce double travail patrimonial et artistique de leur vivant. Et puis il y a Lou Reed, dont la compagne, la musicienne et artiste d’avant-garde Laurie Anderson, assurait qu’il ne portait aucun intérêt à son propre passé.

À sa mort, en 2013, le «rock’n’roll animal» a laissé quelque part dans Chelsea, l’épicentre new-yorkais de l’art contemporain, un entrepôt rempli de cartons. Les archives de toute une vie, que l’ex-leader du Velvet Underground gardait pour leur valeur sentimentale, mais certainement pas pour les exploiter, selon Anderson. Lou Reed n’en parlait pas, même en privé, et n’avait d’ailleurs jamais mentionné quoi en faire.

En débarrassant l’endroit à la demande de Laurie Anderson, l’ancien assistant de Reed, Jason Stern, et le producteur Don Fleming mettent la main sur une enveloppe jamais ouverte. Datée de mai 1965, Lou Reed en était à la fois le destinataire et l’expéditeur, dans un geste fauché lui permettant, croyait-il, d’assurer ses «droits d’auteur du pauvre».

À l’intérieur, une bande contenant les premiers enregistrements de Lou Reed avec John Cale, son futur comparse du Velvet Underground. Dont les démos de quelques futurs titres phares du groupe. Le contenu de la bande est rendu disponible près de six décennies plus tard, sur l’album Words & Music, May 1965.

Du rock psychédélique sous une autre lumière

Les onze titres de l’album, inlassablement introduits avec la mention «Words and music : Lou Reed» prononcée par le chanteur – au point d’en devenir un «running gag» dont lui-même s’amuse –, se présentent donc comme le plus ancien témoignage de ses années de formation. Le plus surprenant est de découvrir à quel point ces démos sont à mille lieues de ce que le Velvet Underground allait incarner musicalement, un an plus tard.

Il y a certes cet aspect dépouillé, propre à l’enregistrement fait maison, où la voix du chanteur est seulement accompagnée d’une guitare sèche et d’un harmonica. Mais ces démos contiennent tout de même I’m Waiting for the Man (dans deux versions, en ouverture et en clôture), Pale Blue Eyes et l’incontournable Heroin, trois morceaux cultes de l’album à la banane; ici, on découvre ces monuments du rock psychédélique sous une autre lumière, celle d’une folk moins entêtante mais tout aussi fascinante.

Si c’est bien la voix unique et doucement nasillarde de Lou Reed qui accompagne l’auditeur, on entend surtout l’influence omniprésente de Bob Dylan. Curieux, vu à quel point Dylan et Warhol se méprisaient. Pourtant, plus encore que les futures chansons du Velvet Underground ici à l’état d’embryons, ce sont des titres comme Walk Alone, Stockpile et la magnifique ballade Men of Good Fortune (qui ne partage aucune ressemblance avec la chanson du même nom qui figurera sur l’album Berlin, que Reed sortira en 1973) qui font état du fort potentiel de «singer-songwriter» de Lou Reed, dans une veine folk qu’on ne lui a pourtant jamais prêtée.

La boucle est bouclée

Ce sont eux, les véritables trésors de cet album, même comparés à Wrap Your Troubles in Dreams, une autre ballade, longue, belle et désespérée, qui partage déjà la ligne de guitare obsédante de Heroin, version Velvet.

Dans Words & Music, May 1965, on trouve aussi l’influence des différents sous-genres du rock’n’roll : Buzz Buzz Buzz est une variation autour de la «surf music» et Too Late est une déclaration d’amour au «doo-wop», qui se poursuit dans la version «deluxe» de l’album avec Gee Whiz, enregistré en 1958 à l’âge de 16 ans. Le disque contenant six raretés supplémentaires, uniquement disponible en version physique et gravé sur 45 tours, contient par ailleurs une reprise de Don’t Think Twice, It’s Alright… de Bob Dylan. La boucle est bouclée.

Quand ils enregistrent ensemble ce qui est aujourd’hui contenu sur cet album, Lou Reed et John Cale, nés la même semaine de mars 1942, ont à peine 23 ans; avant la fin de l’année 1965, leur groupe, The Warlocks, se renommera The Velvet Underground. Dans la foulée, ils feront la rencontre décisive d’Andy Warhol, qui leur proposera sans attendre de devenir leur manager. C’est déjà une nouvelle histoire qui s’écrit…