Dans le quartier de Hollerich à Luxembourg, le restaurant social de la Stëmm vun der Strooss est plein à craquer tous les midis. Parmi les clients, de plus en plus de travailleurs pauvres.
À quelques minutes de l’ouverture, la grande salle décorée pour Noël est encore calme. À table, les employés avalent leur déjeuner avant de démarrer le service qui va durer trois heures et verra défiler près de 400 personnes. Dans la file d’attente qui s’est formée dehors, des sans-abri, des demandeurs d’emploi, des bénéficiaires du RMG, des réfugiés, des gens atteints de troubles psychiques ou encore des toxicomanes.
Des hommes en majorité (80 % de la clientèle), de nationalité portugaise (16 %), luxembourgeoise (13 %) espagnole (6 %) ou roumaine (6 %), pour ne citer que les plus représentées. À la Stëmm, tous les profils se croisent et on ne ferme la porte à personne.
D’autant que ces derniers mois, en écho aux multiples crises, à l’inflation et à la guerre en Ukraine, les éducateurs et assistants sociaux présents chaque jour auprès des clients voient affluer un nouveau public : des travailleurs pauvres qui n’arrivent plus à se nourrir correctement, des familles avec de jeunes enfants. «On ne voyait pas ça il y a dix ans», se désole Bob Ritz, chargé de communication à la Stëmm vun der Strooss.
Les trois restaurants tenus par l’association à Luxembourg, Esch-sur-Alzette et Ettelbruck, ne désemplissent pas et dépasseront cette année la barre des 150 000 repas distribués – contre 123 000 en 2022. Même le petit dernier, ouvert en février dans un local proche de la gare à Ettelbruck, se révèle déjà trop petit pour la centaine de clients qui le fréquente quotidiennement. «On est à l’étroit. Même ici, la salle n’a jamais été aussi remplie», pointe Bob Ritz.
Et pour cause : avec près de 5 000 clients annuels, le site de Hollerich affiche +81 % de fréquentation par rapport à 2014, année de son inauguration. Si la question de refuser du monde n’est pas encore sur la table, elle pourrait bien se poser à l’avenir. «On doit absolument trouver un moyen de stabiliser nos restaurants parce qu’en ce moment, c’est la course», explique-t-il.
Sans compter la hausse des coûts endossés par la Stëmm : «Les achats, c’est notre plus gros budget. Là où un repas nous coûtait 2,22 euros en 2019, on doit débourser 3,29 euros aujourd’hui.» D’où un nouveau partenariat conclu avec la Banque alimentaire pour récupérer des denrées issues des enseignes Delhaize, en plus de celles d’Auchan. Depuis janvier, ce sont 170 tonnes de nourriture qui ont pu être redistribuées aux plus démunis dans les restaurants de la Stëmm, soit 30 tonnes de plus que l’an dernier.
Un chef cuisinier maître de la débrouille
Alors en cuisine, la brigade du chef Thilo Umbach s’active dès le petit matin pour concocter des plats variés et savoureux. Et face à l’affluence record ces derniers mois, c’est souvent la débrouille : «Je ne sais jamais ce que je vais recevoir comme produits, donc je dois être imaginatif et savoir improviser», sourit le cuisinier, employé depuis dix ans à la Stëmm.
En fonction de ce qu’il réceptionne chaque semaine, il s’efforce de proposer une viande, des féculents et des légumes ou crudités à son menu. Aujourd’hui, c’est côte de porc, pâtes et légumes, avec une part de galette en dessert. Le tout pour un jeton (0,50 centime), un prix qui n’a pas bougé.
Pour Habib, ce midi, ce sera seulement un petit café. Assis sur un coin de table, il mangera un peu plus tard, glisse-t-il. À 38 ans, ce demandeur d’asile d’origine algérienne-tunisienne est un habitué du restaurant social. Pas le choix. «Je n’ai pas le droit de travailler. Je dors au centre pour réfugiés du Findel où la vie est dure, il y a souvent de la violence. Encore hier soir, il y a eu une bagarre», soupire-t-il. Alors chaque midi, il vient trouver un peu de chaleur à la Stëmm : «Je me sens bien ici où je retrouve quelques amis». Seul au Luxembourg depuis cinq ans, ce maçon de formation espère simplement une vie meilleure.
Assises en bout de table, près des lumières du sapin de Noël, Nina et Oksana apprécient le menu du jour. «C’est très bon et pas cher», lancent les deux quadragénaires. Oksana est venue une fois, tandis que son amie Nina découvre l’endroit. Le restaurant social permet avant tout à ces réfugiées ukrainiennes de déjeuner à moindres frais, car leur budget est ultraserré. «J’ai un emploi de quelques heures par semaine comme femme de ménage, mais c’est insuffisant pour vivre», confie Nina dans un français balbutiant.
Avec Oksana, elles suivent des cours intensifs pour apprendre la langue, et ça commence à porter ses fruits. Manager dans la grande distribution dans son ancienne vie, cette maman de deux grands garçons originaire de Bakhmout a encore du mal à tourner la page.
Hébergée dans un foyer de la capitale avec sa mère, elle s’inquiète beaucoup pour ses fils soldats, restés au pays, tout en sachant qu’elle ne reviendra pas. «Il n’y a plus rien pour nous là-bas et l’insécurité règne. La ville peut être bombardée n’importe quand», regrette-t-elle.
Oksana aussi a dû faire une croix sur son passé. Économiste et comptable, cette propriétaire d’une grande maison menait une vie confortable avant la guerre. «Je n’ai jamais eu à fréquenter ce genre d’endroit en Ukraine», ironise-t-elle. «Aujourd’hui, je perçois une aide de 70 euros mensuels et partage ma chambre avec une autre femme dans un centre pour réfugiés.»
Au Luxembourg depuis un an et demi, elle a d’abord été employée dans un institut de beauté pendant un temps, mais espère pouvoir bientôt travailler à nouveau dans son secteur de prédilection. «Apprendre une autre langue à 40 ans passés, c’est dur, mais je m’accroche», assure-t-elle, déterminée à s’en sortir.