À l’occasion des élections législatives, Le Quotidien passe à table à l’heure du petit-déjeuner avec les têtes de liste ou les candidats emblématiques. Pour un échange libre et dépourvu, si possible, de langue de bois.
Charmant, charmeur, courtois, cultivé : autant de qualités que l’on a envie d’attribuer de prime abord à Fernand Kartheiser. Le député ADR, candidat à sa propre succession dans la circonscription Sud, ne serait donc pas l’affreux «facho» tant décrié par ses détracteurs? «C’est la tradition du Luxembourg d’être ouvert et international», lance-t-il d’un ton digne d’une campagne de nation branding. Alors quoi? Tous ces étrangers et leur culture internationale métissée ne menacent donc pas les fondements du pays? «C’est une légende urbaine de faire croire que nous sommes contre l’international. La différence avec les autres partis réside dans le fait que nous voulons garder les liens avec notre propre identité.» Donc on est pour, mais pas trop non plus.
Mais quelle est au juste cette identité qui tient tant à cœur à l’ADR? «Il n’y a pas de définition unique, mais, dans ce cas, nous parlons de la nationalité. Il y a une histoire luxembourgeoise, une construction autour de la langue, la culture et les valeurs de la population locale. Tout cela forge une identité nationale», expose Fernand Kartheiser.
Tout le monde parle anglais
Quoi qu’il en soit, pour l’instant, le mot «identité» sonne un peu bizarrement en ce jeudi matin où le candidat nous a donné rendez-vous à Belval. Les friches industrielles ont laissé place à une architecture n’évoquant pas spécialement le Grand-Duché, si ce n’est les reliques de hauts fourneaux qui découpent le ciel. Le café même où est attablé Fernand Kartheiser, le Golden Bean, n’a rien du Knäip à la luxembourgeoise. Tout le monde y parle anglais, serveuse comprise. Bref, l’on pourrait être n’importe où : à Paris, New York ou Pétaouchnok.
«Ici, c’est avant tout une université. Le Sud est en pleine transformation vers un autre avenir. C’est vraiment fascinant, ça m’attire», fait valoir Fernand Kartheiser avant de préciser qu’il aurait préféré prendre un café à la Maison du livre, la bibliothèque universitaire inaugurée fin septembre, «mais la cafétéria n’est pas encore ouverte».
Cet élu «du seul vrai parti conservateur» est donc fasciné par un avenir luxembourgeois décliné sur le mode international. Contre-pied destiné à désarçonner son interlocuteur? Ou à lisser l’image d’un ADR qui passe pour le parti du repli sur soi en ciblant les étrangers? Sans doute un peu des deux.
Mais que l’on soit bien clair : pour Fernand Kartheiser, «il y a un code de valeurs qui doit être respecté». Autrement dit, «il y a des choses qui ne sont pas négociables comme la liberté civique, la religion, les droits des femmes». Un discours visiblement taillé sur mesure pour les musulmans, cibles récurrentes de l’ADR. «Il y a 1 000 islams différents», tempère le candidat qui voit «un afflux de musulmans qu’il faut aider à s’assimiler» tout en combattant l’immigration illégale. Toujours cette volonté rhétorique d’arrondir les angles les plus rugueux du discours.
Diplomate, militaire et espion
Avant de faire son entrée à la Chambre des députés en 2009, Fernand Kartheiser était diplomate, métier dans lequel charme, courtoisie et culture figurent en bonne place dans la boîte à outils. Sur la page Wikipédia qui lui est consacrée en allemand, l’on apprend qu’outre une brillante carrière au sein du ministère des Affaires étrangères (il fut notamment ambassadeur à Athènes), il a été officier dans l’armée luxembourgeoise et agent secret dans les années 80. Agent double même : en 2013, il racontait comment il avait, une décennie durant, infiltré et «mené par le bout du nez» les services soviétiques pour le compte du SREL et de la CIA. L’art du caméléon parfaitement maîtrisé.
En 2008, il rejoint l’ADR et en prend les rênes à l’automne 2011. Mais un an plus tard, le parti menace d’imploser, déchiré entre la ligne pas toujours bien définie des anciens et celle très tranchée d’un Fernand Kartheiser, opposé aux grandes réformes sociétales comme le mariage homosexuel contre lequel il mobilise à l’occasion des troupes de catholiques intégristes et d’extrême droite venus en partie de Belgique.
Des ténors de l’ADR claquent la porte, dénonçant la ligne trop droitière imposée par l’ancien diplomate. Kartheiser lâche la présidence.
Le parti réformateur, qui avait atteint son apogée parlementaire aux législatives de 1999 avec sept députés élus, accuse le coup au scrutin anticipé de 2013 : seuls trois candidats parviennent à gravir les marches du Krautmaart, un plus bas historique depuis 1989 et la première participation de la formation à des élections parlementaires.
«En tout cas, moi je vote ADR»
Bien des observateurs, se défiant des sondages, estiment pourtant que l’ADR pourrait créer la surprise ce 14 octobre, porté par la vague nationaliste qui déferle sur l’Europe. Fernand Kartheiser hausse les épaules, sourit : «Difficile à dire. En tout cas, moi je vote ADR.»
Seule certitude à ce jour, le référendum de 2015 et le rejet massif à 82 % du droit de vote des étrangers sont passés par là. «Les électeurs ne voulaient pas de cette initiative, c’était un choc sur la scène politique», commente Fernand Kartheiser avec prudence. Si à l’ADR certains se plaisent à interpréter ce vote comme un plébiscite en faveur de leurs idées, le candidat sait sans doute que les raisons ayant mené à ce résultat sont plus complexes.
Il n’empêche, espérant couper l’herbe électorale sous le pied de ceux qu’ils désignent comme «populistes», le DP et surtout le CSV ont fait leurs des idées de l’ADR plutôt que de les combattre. La défense de la langue luxembourgeoise en fait partie. Tout comme la maîtrise de la croissance, devenue l’un des enjeux centraux d’une campagne par ailleurs atone.
Déjà une petite victoire pour l’ADR qui revendique la paternité de ces idées. «Pour nous, la croissance est une question de liberté», dit Fernand Kartheiser. «Notre système de retraite exige aujourd’hui 2,3 actifs pour un retraité. C’est sans fin. Modérer la croissance, c’est se libérer d’un effet boule de neige. Il faut déterminer quel rythme de croissance nous voulons pour décider librement de notre avenir.»
La maîtrise de la croissance est martelée dans le programme électoral de l’ADR qui promeut pourtant la construction ou l’extension de nouvelles autoroutes et autres contournements, le développement du secteur financier, le soutien aux start-up ou l’implantation de nouvelles industries. Soit à peu de chose près les propositions avancées par d’autres partis qui, quoi qu’ils en disent, continuent tous de miser sur un même modèle économique à croissance élevée.
Intégrer des points de vue différents
Fernand Kartheiser ne partage pas les idées de la coalition au pouvoir mais lui reconnaît le mérite démocratique d’avoir «tenu ses promesses sur les réformes de société qu’elle avait annoncées».
En revanche, il tire à boulets rouges sur le CSV, le Parti chrétien-social, qui «a totalement perdu son identité». «Il n’a plus de projet, plus de programme, c’est un parti de gestion du pouvoir qui ne veut rien d’autre que le pouvoir.» Ce qu’il regrette le plus «c’est la perte du « C », c’est-à-dire les valeurs judéo-chrétiennes auxquelles je suis attaché». Un appel du pied à l’électorat CSV, l’ADR espérant toujours forcer les chrétiens-sociaux à négocier la formation d’une coalition avec lui. Cette stratégie a été clairement exposée en début de semaine sur le plateau de RTL par Gast Gibéryen, colistier de Fernand Kartheiser, estimant que le CSV n’aura pas d’autre choix si l’ADR augmente notablement son nombre de députés.
Demeure une question. Comment l’ADR considère-t-il la montée, voire l’accession au pouvoir, dans d’autres pays européens de formations réputées proches de ses idées, à l’image du Fidesz en Hongrie, de l’AfD en Allemagne ou encore du Rassemblement national en France? «Notre principe est de ne pas nous mêler de ce qui se passe à l’étranger», affirme Fernand Kartheiser. «Ça ne veut pas dire que nous ne partageons pas certaines visions. Les mêmes craintes s’expriment partout en Europe. Je viens de lire le dernier livre d’Éric Zemmour (NDLR : polémiste français d’extrême droite), qui donne voix à cette inquiétude face à l’islamisation. Il y a partout un souci de ne pas perdre son identité.»
Et de dénoncer une pensée unique du monde politique et des médias, rendus au «politiquement correct», excluant «les points de vue différents». Un exemple? Oui, celui du mouvement antiréfugiés Pegida en Allemagne : «Il y a eu un refus immédiat de discuter avec eux, c’est cela qui a fait monter l’extrême droite. S’il y avait eu une discussion et si leurs idées avaient été intégrées à la politique mise en œuvre, on n’en serait pas arrivé là.» Évidemment, vu comme ça.
Fabien Grasser