La comédienne Juliette Binoche est actuellement au Luxembourg afin d’y préparer « Antigone », pièce mise en scène par Ivo van Hove, dont la première mondiale aura lieu au Grand Théâtre. Rencontre.
Pour Juliette Binoche, « revenir au mythe, c’est comme revenir à sa vie, à sa conscience profonde, à soi ». (Photos : Peter Lindbergh/AFP)
Juliette Binoche est une star. Une vraie. Monument du 7e art – elle est, à 50 ans, des très rares actrices ayant remporté un prix d’interprétation dans les trois grands festivals de cinéma (Cannes, Berlin, Venise). Sa venue au Luxembourg est donc toujours un évènement, même si ces derniers temps, la comédienne multiplie ses apparitions au pays. On l’a ainsi vu dans le rôle de Mademoiselle Julie et même en train de virevolter en compagnie du chorégraphe Akram Khan (in-i). Mieux : elle sera demain à la Cinémathèque – qui lui rend hommage ce mois-ci – pour une soirée qui lui est toute consacrée autour du film Trois couleurs : Bleu.
C’est qu’actuellement, elle squatte activement le Grand Théâtre – à raison de « quatre heures de répétitions par jour, entrecoupées de 45 minutes pour déjeuner » (rire) – pour régler, avec toute la troupe d’Antigone, les derniers détails de cette pièce dont la première mondiale aura lieu dans une bonne semaine à Luxembourg. Un « honneur » et beaucoup d' »enthousiasme » pour le directeur des lieux, Frank Feitler, qui a convoqué la presse vendredi afin d’évoquer ce qui sera sans aucun doute l’un des points forts de la saison théâtrale. Un projet né en 2012, explique-t-il. « Juliette m’a fait part de son désir de collaborer sur une pièce en anglais et m’a demandé si je pouvais m’engager sur une telle production. »
C’est ainsi qu’il joue à l’entremetteur entre l’actrice et le metteur en scène belge Ivo Van Hove – dont il se souvient du « magnifique travail » pour le diptyque After the Rehearsal et Persona – tout en trouvant un soutien auprès du Barbican de Londres. Tous les trois étaient donc réunis autour d’une même table, pour évoquer cette pièce, un classique intemporel qui jouit ici d’une nouvelle traduction anglaise, signée par la poétesse Anne Carson. « Un privilège », soutient Juliette Binoche qui remonte à ses 18 ans pour raconter sa découverte du texte de Sophocle. « Je l’ai vu à Paris, mais sans avoir retenu la distribution, ni la production », explique-t-elle, confiant avoir été « profondément touchée » par la « profondeur du personnage », sa clairvoyance, et également par la force des idées que la pièce véhicule. « Pour moi, les mots de Sophocle résonnent de toute leur puissance et restent significatifs, surtout durant des périodes de crise. »
Rappelons quand même l’histoire, écrite en 441 avant J.-C. À Thèbes, Polynice et Étéocle se sont entre-tués dans un combat sans pitié pour le trône. Leur oncle Créon, dorénavant détenteur du pouvoir, décide que le corps de Polynice sera – sanction terrible – laissé sans sépulture. Leur sœur, Antigone, s’oppose à lui de toute sa conviction, de toutes ses forces : elle se fait guerrière pour défendre son frère, au-delà des lois supérieures. Elle dit « non », dans un cri du cœur, et ce, pour « le respect de la dignité humaine ».
> La tragédie, « c’est compliqué »
« Antigone descend en elle-même, décide de se sacrifier pour quelque chose de plus important, le respect d’un être humain. Elle ose quelque chose de différent. (…) Il n’y a que comme cela que l’on peut changer les lois. C’est d’ailleurs ce que Mandela a fait », précise-t-elle. Préférant, tout comme le metteur en scène, ne pas trop focaliser sur les thèmes de la religion et de la politique, la comédienne préfère s’appuyer sur la philosophie pour remettre l’individu au centre du débat. « Descartes disait « je pense donc je suis ». Antigone, c’est « je suis donc je pense »… »
Il s’agit là de la première collaboration entre l’actrice française et le metteur en scène belge : « Juliette et moi étions très vite d’accord pour dire qu’Antigone serait un challenge artistique idéal pour nous deux », dit Ivo Van Hove. Déjà parce qu’il reconnaît que l’exercice de la tragédie est « très compliqué ». Ensuite parce que cette pièce « traite de tous les cas de figure relationnels : homme contre femme, politique contre éthique, raison d’État contre raison individuelle, famille et lois du sang. »
On ne saura pas plus de choses sur sa vision du texte, en dehors du fait que, contrairement à l’usage, il ne voit pas Créon comme « un tyran », mais plutôt comme un « nouveau leader politique qui veut donner à la cité un avenir meilleur ». Sûrement a-t-il été attendri par l’histoire des personnages… « Antigone, en quelques semaines, perd sa mère, son père et ses deux frères. Créon, lui, souffre du décès de ses fils. Cette confrontation se base sur la notion de pertes, ce qui donne à relativiser. » Côté mise en scène, il n’a pas été plus prolixe. On sait néanmoins qu’il intègrera des séquences vidéo, car pour cette pièce, « cela fait sens », lui qui est réputé pour ses approches théâtrales audacieuses faisant, si besoin, appel aux nouvelles technologies.
Reste que le duo, à travers cette pièce, n’appelle pas à l’insoumission. Tous deux reconnaissent vouloir dresser un tableau d’une « situation de crise », sans prendre parti. « Nous n’avons pas voulu être démonstratifs ni donner de leçons », confie Ivo Van Hove. Antigone nous interroge surtout sur le genre de société que nous voulons. (…) La pièce elle-même est aussi explosive qu’une bombe nucléaire. C’est l’exploration du bien et du mal au sein de l’esprit humain », explique-t-il encore.
De son côté, l’actrice admet, en guise de conclusion, que « revenir au mythe, c’est comme revenir à sa vie, à sa conscience profonde, à soi ». La tragédie de Sophocle « nous permet de nous mettre face à nous-mêmes, nous préparer à une transformation ». Et si elle déteste qu’on la compare au personnage qu’elle incarne, au cinéma et au théâtre, elle a quand même un petit côté Antigone, dans ses visions comme ses motivations… « Dans le jeu, je suis au service d’une écriture, d’une émotion. De quelque chose de plus grand que soi. »
De notre journaliste Grégory Cimatti