Une superstar mondiale de la danse en pleine déprime consulte un psychanalyste… C’est Rudik, l’autre Noureev, le nouveau et très réussi roman de Philippe Grimbert. Qui va vraiment mener la danse ?
Romancier, psychanalyste, féru de danse et d’opéra, Philippe Grimbert a trouvé, avec l’écriture de « Rudik, l’autre Noureev », l’occasion de conjuguer très heureusement ses trois passions. (Photos : DR)
On le surnommait l’insoumis. Ou encore le tsar. Il voulait qu’on le sache riche, lui qui était né dans un train, avait été élevé dans une isba dont le toit laissait passer la neige. Nombreux ont été ceux qui pensaient que son seul moteur était l’argent (ou l’or, peu importe !) : en 1965, il gagnait 2 800 dollars par spectacle, et vingt-cinq ans plus tard, il en percevait 20 000 juste pour se montrer. Il n’était plus alors qu’un nom. Mais quel nom !
Rudolf Nureyev, plus connu sous le patronyme de Noureev, 1m73, né le 17 mars 1938 près d’Irkoutsk, mort le 6 janvier 1993 à Levallois-Perret dans l’immédiate banlieue ouest parisienne. Et tout simplement, de l’avis unanime, le plus grand danseur du XXe siècle… Durant toute vie, il a brillé sur toutes les scènes du monde grâce à ses muscles. Un temps directeur de la danse à l’Opéra de Paris, il lui est arrivé de dîner chez Philippe Grimbert dont la femme, danseuse, était une de ses collaboratrices.
Au hasard d’un dîner, Noureev parle avec Grimbert, romancier et psychanalyste. Le danseur est plutôt « jungien » alors que l’hôte se revendique freudien. Ensemble, ils évoquent divers sujets, dont la réalité et la vérité. « S’il est une dimension qui importe au psychanalyste, c’est bien celle de la vérité, ce tissu de souvenirs remaniés, embellis par la mémoire, dans lequel nous nous drapons, romanciers de notre propre histoire. Tout souvenir est fiction, récit imaginaire dont nous sommes les auteurs, bousculant lieux et dates, et c’est sur cette fiction que nous nous construisons, plus sûrement que sur la réalité des faits. »
À l’époque, dans les années 1980, le Russe est une superstar mondiale. Le psychanalyste se dit alors qu’il y aurait matière à écriture en imaginant le danseur sur le divan, se racontant, confiant ses blessures… Auteur élégant et à succès (Un secret, La Mauvaise Rencontre, Un garçon singulier,…), Grimbert est enfin passé à l’acte : c’est donc Rudik, l’autre Noureev, paru dans la belle collection Miroir, qui, selon sa directrice, Amanda Sthers, « a pour ambition de réinventer la vie de grandes figures de l’histoire, qu’ils soient des artistes, des hommes politiques ou des héros de fiction. En leur donnant une nouvelle vie de personnages de romans… »
> Éviter le « contre-transfert »
Et voici donc Rudik, l’autre Noureev dans le cabinet parisien du psychanalyste Tristan Feller. Le danseur n’a pas pris rendez-vous directement, c’est sa secrétaire qui a réglé l’affaire, et Feller n’en revient toujours pas. Le jour J, le danseur arrive très en retard, ne parle quasiment pas durant la séance. Quand il quitte l’analyste, il ne paie pas et dit : « Voyez avec ma secrétaire. » L’analyste lui rappelle que le patient doit payer et en liquide – alors Rudik pose dédaigneusement un billet sur le coin d’un meuble. Et partant, il maugrée en russe des mots que ne comprend pas Feller.
Séance suivante : l’analyste demande au danseur ce qu’il avait dit en russe. Rudik murmure : « Elle ne m’a même pas reconnu. » Soudain, le danseur laisse apparaître au grand jour une de ses blessures les plus intimes. Elle, c’est sa mère… Et elle ne l’a pas reconnu. Parce que Noureev, qui a fui l’URSS dans les années 1960, n’a pu y retourner que dans les dernières années 1980 au temps de la perestroïka imposée par Mikhail Gorbatchev.
Pendant un quart de siècle, le danseur, superstar mondiale, était interdit de séjour dans son pays natal, et là, il a pu retourner à Moscou. Mais Rudik dit encore et encore à Feller : « Elle ne m’a même pas reconnu ». Juste un instant de faiblesse parce que cette relation psychanalytique entre l’un des plus grands de l’histoire de la danse et un analyste parisien va se transformer en match, en rapport de force. Feller a le sentiment d’être piégé, il veut éviter le « contre-transfert » – cette « façon dont le psychanalyste répondait émotionnellement aux affects qu’il provoquait chez son patient ».
Roman écrit avec grâce, Rudik, l’autre Noureev pose le danseur sur le divan. Mais le chorégraphe n’a pas l’intention de se laisser imposer les règles. D’ailleurs, les instants de faiblesse, il les chasse – du moins le tente-t-il – parce que Rudik (et Rudolf) n’a jamais réussi à cicatriser toutes ses blessures. Rudik-Rudolf, homme aux masques multiples et nombreux… Et une confidence du psychanalyste Philippe Grimbert : « Je ne pense pas un seul instant que Rudolf Noureev serait allé, ne serait-ce qu’une seule fois, dans un cabinet pour une analyse ». Et c’est ainsi que Rudik s’est levé du divan. Rudolf Noureev, lui, mourut trois mois après la première de sa version de La Bayadère. Trois mois dans un état quasi végétatif dont les deux derniers à l’hôpital…
De notre correspondant à Paris, Serge Bressan