Accueil | Sport national | Le portrait du jeudi – Leçon de vie avec Sofiane Benzouien

Le portrait du jeudi – Leçon de vie avec Sofiane Benzouien


Sofiane Benzouien, ailier du F91, vient de donner une belle leçon de vie en s’occupant du rapatriement du corps de son ami et coéquipier Oumar Sylla, décédé la semaine dernière. Ou comment prouver qu’on est un homme, un vrai.

Football. Sofiane Benzouien. 04/02/2015. ( Photo Julien Garroy )

Sofiane Benzouien, l’as de coeur qui met des chemises à carreaux. (Photo : Julien Garroy)

Dès que la conversation s’élève, Sofiane Benzouien ne rate pas une occasion de dire qu’il ne croit pas au hasard. Pourtant, sa vie a commencé à s’écrire toute seule un beau jour de l’année 1992. Sans crier gare, un voisin de la rue de la Meuse, à Berchem-Sainte-Agathe, est passé sonner pour dire qu’il partait de ce pas et plein d’espoirs faire postuler son rejeton au recrutement annuel du RSC Anderlecht. Mohamed, papa Benzouien, qui n’y avait encore jamais pensé pour son fils, lui suggère, tant qu’il y est, d’inscrire le petit Sofiane, 5 ans. Sait-on jamais ? Parmi 500 gamins à tenter leur chance au pied de l’Atomium, lui sera pris. Pas le fils du voisin. Il intègre la « génération Vincent Kompany ». Sympa le destin…

Sympa aussi, le papa. Fils d’un émigré marocain qui travaillait à l’usine, il s’est uni à une Néerlandaise, musulmane comme lui. Et il y a quelque chose, dans sa vision de la vie, d’aussi sacré que la religion : l’éducation de ses quatre enfants. Plus tard, les trois filles feront respectivement institutrice, directrice d’école et apprentie dentiste. Donc, pas d’échappatoire, si Sofiane (devenu spécialiste en promotion immobilière) veut jouer au football, il doit « ramener des bons points ».

Refus logique de l’offre de sport-étude proposée par Anderlecht, jugée trop légère. Direction… l’école du Sacré-Cœur ! L’une des meilleures adresses de Bruxelles en matière d’enseignement est indécrottablement non laïque et encore moins musulmane. Sofiane fera ainsi avec le sourire douze ans d’école catholique, en français (alors qu’à la maison, on parle le néerlandais et l’arabe) avec crucifix dans les salles de classe, minute de silence chaque matin et de deux à quatre heures de religion (mais pas la sienne) par semaine. Remplacées progressivement et avantageusement par de la philosophie et la découverte des autres grands monothéismes de ce monde. « Ça m’a permis de découvrir les autres », assure-t-il.

> Jean-Claude Van Damme et cheveux longs

L’adolescent n’en est pas encore à s’inventer une philosophie de vie. Ce n’est pas de son âge. Il ne se rendra compte que récemment, avec la naissance de ses deux enfants, Rayan (2 ans et demi) et Rania (1 an), des sacrifices de Mohamed qui, dès son entrée chez les « Mauves », passe tous les jours le récupérer à l’école à 16 h 45, assiste aux entraînements le long de la main courante sans rien dire, pour le ramener à la maison à 20 h.

Six années à ce rythme. Au point de se dire, aujourd’hui, que pour être devenu ce qu’il est devenu, il peut « remercier Dieu, mais surtout mon père ». Et pendant que l’austère Vincent Kompany, future star de Manchester City, s’invente un avenir de footballeur pro, Sofiane, lui, grandit tranquille, heureux même, dans la ville de naissance du célébrissime Jean-Claude Van Damme dont il connaît la nièce et au sujet duquel il avoue, presque gêné, « avoir aimé les films dans ma jeunesse ».

Il vit avec les cheveux longs parce que maman, coiffeuse, a arrêté d’officier et parce que quand papa lui tend un billet en lui disant « d’aller enlever ça, j’ai déjà trois filles à la maison », ça le fait rire et c’est déjà pas mal. Il sort aussi, se découvre des talents pour la fête, mais surtout pour la danse. « C’est bien simple, rigole son coéquipier Lehit Zeghdane, s’il n’avait pas été footballeur, il serait devenu chorégraphe ! » Benzouien acquiesce : « En boîte de nuit, les gens croient toujours que je suis bourré tellement je m’éclate. Alors que je n’ai jamais touché une goutte d’alcool. »

À 17 ans, le bac en poche, il a mené à bien le projet paternel et devient libre de décider. Les études ou le football professionnel. Un choix à ne jamais confier à un garçon si l’on attend de lui qu’il se montre raisonnable. Le début de la vie d’adulte, c’est pour tout de suite : il choisit bien évidemment le ballon rond. Grandit à Heusden-Zolder, en D2 belge. Opte pour la sélection espoirs du Maroc (« Ce qu’aurait voulu mon père mais qu’il ne m’a pas imposé. La vérité, c’est que je me sentais plus marocain que belge »), affronte un Lionel Messi de 18 ans mais déjà fulgurant en amical avant le Mondial des U20 disputé aux Pays-Bas.

Puis, une fois sur place, joue tous les matches (dont la défaite inaugurale face à l’Espagne de Fabregas et David Silva) qui conduisent son équipe en demi-finales puis à la 4e place après une dernière défaite face au Brésil de Rafinha avec deux buts gags encaissés aux 88e et 90e minutes (2-1). L’histoire est si retentissante au Maroc qu’aujourd’hui encore, dix ans après, lorsqu’il part se reposer dans la maison familiale de Tanger, il arrive qu’on l’arrête à l’aéroport, à la lecture de son passeport, pour lui reparler de l’épopée.

En tout cas, les choses, lentement, se mettent en place : prêté à Santander, il ne peut rester parce que son club, en Belgique, est trop gourmand pour qu’un deal définitif lance sa carrière en Liga. Dans la foulée, un changement de coach à Pérouse, en Italie, barre encore la route à son épanouissement de footballeur. La vie tire son plan. Il atterrit au F91 presque en même temps qu’il rencontre sa femme, Sara. Pas par hasard, pourrait-il dire, mais quand même : la demoiselle est la petite sœur d’un ancien coéquipier de formation désormais installé à Mayence et qu’il croise à l’aéroport de Marrakech. Il vient d’atterrir pour trois jours de fiesta avec des amis. Il les passera à courtiser sa dulcinée après que son ancien coéquipier l’a tanné pour qu’il vienne au moins dire bonjour à sa famille en souvenir du bon vieux temps…

C’est quand il s’installe avec Sara, d’abord à Aubange puis au Grand-Duché, quitte à refuser des offres de clubs intéressantes « pour privilégier l’avenir de nos enfants », que Benzouien, qui n’était encore qu’un petit gars bien, avec des valeurs, va devenir un homme, avec des actes. Et ça en demande, de l’implication.

> « L’islam, c’est la paix, le partage, la famille »

Mesurez d’abord l’écart. Marc Grosjean, qui l’a fait venir à l’été 2010, voulait travailler avec « ce garçon bien éduqué, extrêmement poli et respectueux ». Quatre ans et demi plus tard, la façon dont Sébastien Grandjean en parle, traduit l’évolution : « Quelqu’un d’attentif aux autres, de généreux dans la vie. » Entre ces deux descriptifs, Benzouien, resté à Dudelange quand tant d’autres sont repartis (depuis sa signature au F91, trente coéquipiers arrivés après lui se sont déjà évaporés) n’a fait, estime-t-il, que son boulot de joueur de foot et, à la limite d’humain en société.

Il a offert l’hospitalité entre deux entraînements à des coéquipiers venus de loin (les Belges du groupe), et leur a fait goûter aux plats de son épouse, « délicieux », jure-t-il. Il a donné de sa personne sur le terrain (bientôt 100 matches de DN) et dans le vestiaire, où il fait partie de cette catégorie des boute-en-train farceurs, capable de martyriser Kevin Malget pendant des mois « pour son bien » en lui cachant des chaussures qu’il regardait, lui, comme une faute de goût : « Le pauvre mettait aussi des chaussettes de tennis avec un costume. Je me devais de l’aider et c’est une de mes grandes fiertés que de le voir, aujourd’hui, bien habillé ! »

Ainsi est Benzouien. Qui semble prendre tout au sérieux mais rien au tragique. Comme si les choses les plus importantes méritaient d’être traitées avec légèreté. Et vice-versa. Il se vante aujourd’hui d’une seule chose : « Connaître la valeur de la vie. » Et il en a fait la cruelle expérience il y a peu. Quand, en stage en Espagne avec le F91, il attrape par Facetime son pote Oumar Sylla, malade depuis des mois d’un cancer au foie et qui venait d’être admis à l’hôpital à Paris.

« On l’a fait comme ça, ce coup de téléphone. Mais il n’y a pas de hasard : ce jour-là, je ne l’ai pas reconnu. Son visage était différent. Je savais qu’il fallait vite que je rentre le voir… » On ne dit pas adieu sur ordinateur à 1 500 kilomètres de distance. Le grand Sénégalais a gagné son respect un soir de déambulation dans les rues de Courtrai, après un stage. Les deux hommes se mettent à parler, l’activité préférée de Sofiane Benzouien.

Et Sylla lui raconte ses rêves, notamment celui de faire venir son épouse en France. « Il était ce qu’on appelle chez moi un « cœur blanc », quelqu’un qui ignore le vice, qui n’a jamais d’arrière-pensée. Une personne comme ça, on n’en rencontre pas tous les jours. » Sitôt rentré d’Espagne, Benzouien monte dans un train avec Saïd Idazza pour se rendre au chevet de son ami.

Il a le temps de l’entendre dire que « c’est la vie, je la prends ainsi », de le voir détourner la tête « pour ne pas qu’on le voie pleurer », de lui tenir la main et de lui promettre qu’il « peut partir tranquille », qu’il veillera à ce que sa famille ne manque de rien. Sitôt sorti de l’hôpital, le petit Belgo-Marocain fait ce à quoi sa vie l’a préparé : tenir sa parole, organiser une collecte parmi les joueurs du F91, solliciter un complément du club et organiser le rapatriement du corps de son ami.

« C’est mon éducation, mes valeurs. L’islam, c’est ça : la paix, le partage, la famille. Bref, des belles choses. Aujourd’hui, surtout après ce qui s’est passé en début d’année, on dirait que les musulmans doivent prouver qu’ils sont de bonnes personnes. Moi, j’essaie de le faire en restant moi-même. » C’est sans doute pour ça qu’aujourd’hui, sur les terrains de Division nationale, pas mal de gens vont commencer à le regarder différemment.

De notre journaliste Julien Mollereau