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[Théâtre] «La Manivelle» franchit le mur du son


Hippolyte Broud et Jean-Sébastien Leclercq ont fondé la compagnie J’ai pas changé en 2024. La Manivelle, avec une création sonore de Calum Perrin, est leur premier projet. (Photo : kulturfabrik)

Pour sa première pièce expérimentale, présentée ce vendredi soir en sortie de résidence à la Kulturfabrik, la toute jeune compagnie française J’ai pas fait exprès joue La Manivelle, de Robert Pinget, écrite à l’origine pour la radio.

Pour une carte de visite, on peut difficilement faire plus singulier. La compagnie J’ai pas fait exprès, créée en Moselle il y a «à peine un an» et basée à Rustroff, à la frontière luxembourgeoise, a jeté son dévolu, pour son premier projet, sur un texte aussi emblématique qu’obscur : La Manivelle, une pièce radiophonique écrite en 1960 par le dramaturge français Robert Pinget. Soit l’histoire de «deux vieux, qui ne se sont pas si bien connus que ça, qui se retrouvent à un carrefour et commencent à échanger des souvenirs qui ne sont pas exactement les mêmes», raconte Hippolyte Broud, l’interprète d’un des deux personnages.

Le choix de l’auteur s’est fait pas seulement pour l’admiration que porte Hippolyte Broud à Pinget «et (à) son grand ami Samuel Beckett, qui a traduit La Manivelle en anglais». «Surtout, Pinget a beaucoup écrit pour la radio», avec une «recherche dans l’écriture (qui) mêle travail vocal, art sonore et théâtre», précise-t-il. «C’est dans l’idée de travailler sur les intersections entre ces trois éléments que notre compagnie existe», assure par ailleurs son cofondateur – l’autre étant son complice sur scène, Jean-Sébastien Leclercq. La Manivelle semblait être la pièce toute trouvée, poursuit ce dernier : «Dans cette pièce, il y a trois personnages : les deux protagonistes et un environnement sonore très détaillé. Notre problématique était de comprendre comment l’incarner sur scène.»

Procédé sonore expérimental

Destinée aux ondes, la pièce de Pinget ne sera, dans sa version originale du moins, jamais jouée pour la radio française, et rarement sur scène. La traduction libre de Beckett (titrée The Old Tune) aura un peu plus de succès : la BBC la diffusera pour la première fois à l’été 1960 avec, dans les deux rôles, les comédiens emblématiques de l’œuvre de Beckett, Jack MacGowran et Patrick Magee. «La version anglaise a été préservée parce que Beckett a un certain prestige, tandis que Pinget est resté méconnu même en France. En conséquence, le texte porte le poids de Beckett», analyse Calum Perrin, autre tête pensante du projet.

Ami et collaborateur d’Hippolyte Broud depuis leur temps passé ensemble sur les bancs de l’université à Londres, l’Anglais a rejoint La Manivelle en tant que compositeur et sound designer : «Le compositeur crée le son, tandis que le sound designer s’occupe de l’installation du son dans l’espace et sa réalisation en live, éclaire-t-il. Mais les deux sont, à mon sens, inséparables.» À lui, donc, de faire vivre ce fameux «troisième personnage».

Il le fait selon un procédé expérimental de «spatialisation du son», avec des haut-parleurs disposés à 360 degrés tout autour de la scène – limitée pour le principal à un tapis, le public invité à prendre place à l’intérieur de cet espace sonore immersif, dont la conception supposait que Calum Perrin soit «très impliqué dans les questionnements dramaturgiques». Et de considérer qu’«au théâtre, la norme veut que tout le monde reçoive la même expérience en même temps. Avec la spatialisation du son, on va à l’encontre de cela».

D’un côté, donc, la partition musicale, faite de «répétitions», de «boucles» et de «variations», en accord avec le «mouvement circulaire constant» que dessine la conversation des deux personnages; de l’autre, un son réparti dans l’espace et qui se déplace «sans cesse» d’un haut-parleur à l’autre, créant dans les oreilles du public «un effet de délai», puisque «chaque spectateur, selon sa place, n’entendra pas forcément la même chose». Là encore, dans l’objectif de coller au «cœur de la pièce», qui est «le manque de connexion, le décalage entre deux êtres».

«Théâtre de l’oralité»

«Ce n’est pas une dramaturgie basée sur le conflit, mais sur la coexistence. C’est une idée très sonore, qui nous parle beaucoup», avance Hippolyte Broud, qui défend par là même un «théâtre de l’oralité», fondé sur l’écoute et non plus sur le texte écrit. Pour ce professeur de théâtre et coach vocal, qui accompagne l’apprentissage de jeunes comédiens, cette relation à l’art de la scène est, selon lui, «plus appropriée à notre temps», et «prouve qu’appliquée au théâtre, la dématérialisation, que l’on vit partout aujourd’hui, n’occulte pas le corps mais, au contraire, elle provoque une connexion plus immédiate et sensible».

L’oreille est l’organe clé, constamment sollicité ici par «la composition de Calum», évocatrice «des paysages de la pièce, des souvenirs que les persos essaient de convoquer, de nos voix mêlées à celles d’anciens interprètes, de la langue française mêlée à la langue anglaise»…

Pour mettre en scène la pièce, Jean-Sébastien Leclercq a pensé à une figure bien connue de la scène luxembourgeoise en la personne de Joël Delsaut. Les deux comédiens se sont rencontrés en 2024, à l’Espace Bernard-Marie-Koltès, à Metz, alors que la compagnie J’ai pas fait exprès venait tout juste d’être créée. «Ça avait bien matché, et on n’a pas hésité à lui confier la mise en scène», résume Jean-Sébastien Leclercq, qui met aussi en avant une autre «volonté» de sa compagnie, celle de fédérer «des visions différentes, internationales» du théâtre.

La résidence à la Kulturfabrik, qui se termine ce soir, fait suite à deux résidences précédentes, la première dans la salle des fêtes de Rustroff, l’autre au LED, à Thionville. Avec la présentation à la Kufa de La Manivelle, ce soir, dans sa «version la plus complète», la compagnie J’ai pas fait exprès franchit un premier cap. Le travail sur la pièce a en tout cas conforté l’équipe à «dessiner l’ADN» et «affirmer le credo» de la compagnie, qui veut «continuer à creuser la veine de cette dramaturgie de l’oralité», martèle Hippolyte Broud. «Ce n’est pas évident d’amener un projet expérimental comme celui-ci, et une résidence comme celle-ci est très précieuse pour nous. Désormais, notre objectif premier, c’est de réussir à montrer cette pièce, la faire tourner.» Sur scène, donc, mais aussi dans les oreilles.

La pièce

La manivelle tourne, l’orgue de barbarie grince, et une ritournelle obstinée ouvre la mémoire : au coin de la rue, deux personnes âgées se retrouvent et se racontent, avec leurs silences, leurs hésitations, leurs élans de tendresse. Écrite pour la radio, La Manivelle nous parvient comme une archive de voix et de bruits. Le son déborde le quatrième mur pour entraîner le public dans un espace immersif où présent et mémoire coexistent. Entre théâtre, performance et art sonore, La Manivelle propose une traversée sensible où l’archive se réinvente à chaque écoute.

Sortie de résidence ce soir, à 18 h.
Kulturfabrik – Esch-sur-Alzette.