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[Exposition] Avec «Theatre of Cruelty», le Casino sonde les traumas


Inspiré par Antonin Artaud et sa vision radicale du théâtre, le Casino convoque une pluralité de médiums et d’artistes pour une troublante plongée dans les affres de l’existence.

Dans un rire pincé, elle lâche : «Bienvenue dans la maison du bonheur !» Agnes Gryczkowska, curatrice invitée par le Casino, «charmé» par ses propositions «expérimentales à l’extrême», convie par ces termes à franchir un rideau opaque, depuis lequel se font entendre des voix murmurées, entêtantes, fantomatiques. À pas mesurés, le public tombe alors sur deux grands tableaux noirs, comme gribouillés à la craie, entre lesquels trois dessins lumineux mais non moins perturbants s’affichent. Ce sont ceux, rarement exposés, d’Antonin Artaud (1896-1948), artiste à la gueule d’ange mais à l’âme meurtrie, instigateur il y a près d’un siècle d’un théâtre radical censé réveiller «le cœur et les nerfs». Celui dit de la «cruauté», qui donne son nom à l’exposition et autour duquel se sont affairés une petite dizaine d’artistes, histoire, dit la commissaire, de «capturer les moments difficiles de la vie». Le décor est posé.

Bienvenue dans la maison du bonheur !

Avant de s’avancer dans les méandres des traumas, il convient de définir le concept, qui s’attache tout entier à la figure torturée de son créateur. Toute sa vie durant, Antonin Artaud a lutté contre des douleurs physiques avec des médicaments et des drogues. Cette omniprésence de la souffrance a influé sur son œuvre, marquée au fer rouge par ses années passées dans les hôpitaux psychiatriques où il a subi de violents traitements par électrochocs. Son art ne sortira pas indemne d’une telle expérience : il se veut direct, brutal, sans artifice, à l’os. Son théâtre fait de même : exit les récits polis et la fiction classique, place aux sens et aux émotions extrêmes. La «cruauté» serait donc, selon lui, une manière de se confronter à la crudité, à l’énergie primaire et à la finitude de l’existence. Au Casino, le principe se matérialise par une immersion dans les «coulisses de l’être», là où les masques tombent.

Une table qui avance toute seule

Qu’y a-t-il alors derrière ce rideau ? Toujours ces aplats sombres de Pan Daijing créés, apprend-on, par le biais de performances impliquant l’écriture automatique. Sur les toiles, des inscriptions et des mots indéchiffrables, des coups de gomme et des marques spasmodiques exprimant un message d’angoisse urgente. Porté par une partition musicale mêlant voix, lamentations et sifflements, le visiteur continue sa prudente avancée. D’abord jusqu’à Liza Lacroix et ses toiles d’où la lueur peine à sortir, laissant les formes se fondre dans l’ombre, résultantes d’une pratique cathartique où le geste, quasi convulsif, compte plus que l’esprit. Ensuite vers les objets de Tadeusz Kantor, aux airs d’instruments de torture sortis de l’époque médiévale. Mais ce n’est qu’une apparence, à l’image de cet imposant piège à souris, plus absurde que sinistre.

Dans ce musée de l’étrange, la palme de la bizarrerie va à Tobias Bradford et sa pièce Restless : une table en bois dotée d’une jambe articulée façon The Addams Family qui, une fois actionnée, avance toute seule. Ou plutôt ne fait que tourner en rond, dans un symbole évident de la vacuité de l’existence. Si elle avait eu les moyens de s’affranchir de son obsédante répétition, elle serait tombée sur les poupées de chiffon – recouvertes de sang et de boue – de Michel Nedjar, sculptures primitives à la croisée de l’art et de l’exorcisme, de l’art brut et de l’art contemporain. Son unique dessin exposé au Casino n’est guère plus rassurant, avec ces spectres tourmenteurs qui fixent le public droit dans les yeux. «Theatre of Cruelty» se poursuit et s’achève avec trois gros morceaux, dont l’installation labyrinthique d’Angélique Aubrit et de Ludovic Beillard.

L’humain a perdu, les belettes ont gagné

Dans un souterrain étriqué qui sent la terre et l’humidité, des bureaux abandonnés aux murs dégoulinants dressent un postulat : l’effondrement du système capitaliste a eu lieu, laissant les humains à leur sort. Celui-ci n’est pas joyeux, évidemment : ils sont victimes de belettes géantes, qui s’amusent à les torturer en leur faisant miroiter un avenir meilleur. Telles des marionnettes, leur tête, leurs mains et leurs pieds en bois semblent alourdir encore plus le poids de leur triste destinée, néanmoins allégée par une bande-son humoristique dès que l’on ose franchir la porte d’une des trois pièces. Une œuvre, coincée entre farce et désespoir, qui renvoie à l’expérience tentée par Ed Atkins : créer un double numérique (dans une référence à l’essai d’Antonin Artaud, Le Théâtre et son double) et lui faire jouer Klavierstück II de Jürg Frey. Une partition aussi minimaliste que douloureuse, à voir les traits tendus de son interprète digital.

La pièce Tragedia Endogonidia, déployée sur plusieurs années et dans plusieurs villes, signée du sulfureux dramaturge Romeo Castellucci, emballe le tout. Comme son modèle, lui aussi préfère le rituel au théâtre écrit, l’association d’images à une construction dramatique. En résulte une installation documentaire de six vidéos sur lesquelles se répondent l’horrifique et l’étrange, parcourant les grands mythes du monde comme les plus terribles de l’Histoire, tel Auschwitz. À l’écran, des personnages difformes et dénudés et du sang (comme d’autres fluides) qui jaillit sur des fonds blancs. Esthétique, certes, mais cauchemardesque. Un environnement original pour la proprette Luxembourg Art Week, qui ouvre sa nouvelle édition dès ce soir au Casino. Pas sûr qu’Antonin Artaud aurait approuvé.

«Theatre of Cruelty»
Jusqu’au 8 février 2026.
Casino – Luxembourg.

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