Edgar Wright passe des zombies à «The Running Man», en salles mercredi prochain, sans rater une mesure. Toujours drôle, toujours lucide : même la dystopie danse chez lui.
Angleterre, zombies et pintes tièdes
Début des années 2000. Le cinéma britannique navigue entre deux marées : d’un côté, la vague des comédies romantiques signées Richard Curtis, comme Love Actually (2003) avec Hugh Grant; de l’autre, le film de genre version Danny Boyle avec 28 Days Later (2002) et ses zombies. Entre les deux, un jeune réalisateur surgit, il s’appelle Edgar Wright, il est nourri au lait de la pop culture et aux céréales Star Wars, à la VHS, au punk et au sarcasme anglais. Avant de mordre le grand écran, il s’est déjà fait les dents sur Spaced (1999), une sitcom de «nerds» londoniens où les clins d’œil cinéphiles fusaient à tout bout de plans. Avec son complice Simon Pegg, il parle droit dans les yeux d’une génération qui vit par procuration, la manette à la main. De ce terreau germera, en 2004, Shaun of the Dead, première «rom-zom-com» de l’histoire, comédie romantique-zombie où un trentenaire mou veut se remettre avec sa copine en plein cataclysme.
Sous ses airs de farce, Shaun est un portrait grinçant de l’Angleterre post-Thatcher : trentenaires en roue libre, colocs usés, existences sans relief. Le zombie devient une métaphore idéale : marcher sans but, bière à la main, jusqu’à la prochaine fermeture du pub. Wright détourne l’horreur à la manière de George A. Romero pour parler de la banalité contemporaine. Résultat : un film qui fait rire, qui fait un peu peur, et qui dit beaucoup de l’époque, à propos de la paresse, de la rupture et du mal d’être moyen. Tout est millimétré : dialogues acides, gags visuels, montage syncopé, le tout porté par une affection pour ses personnages perdus dans un monde en ruine. Fan, Romero offrira à Wright et Pegg un caméo dans son Land of the Dead (2005).
La «trilogie Cornetto» : trois parfums d’apocalypse
Fort du succès de Shaun, Wright et ses deux compagnons de beuverie, Simon Pegg et Nick Frost, transforment leur complicité en épopée. Naît alors la «trilogie Cornetto», clin d’œil à la glace omniprésente dans leurs films, symbole d’innocence perdue et d’ironie glacée. Trois films, trois genres, un même délire : Shaun of the Dead (2004), Hot Fuzz (2007), The World’s End (2013). Trois façons d’affronter la fin du monde sans quitter le pub. Avec Hot Fuzz, Wright transpose la frénésie des «buddy movies» américains dans un paisible village anglais. Tout explose, même les pigeons. The World’s End raconte la tournée des pubs d’un quadragénaire qui finit par affronter des extraterrestres entre deux pintes – au passage, super le tee-shirt Sisters of Mercy porté par Simon Pegg.
À chaque film, Wright dynamite un genre tout en lui déclarant sa flamme : il se moque du cinéma d’action tout en l’adorant, comme un gamin qui tire la langue à son idole. Son style devient reconnaissable : plans rapides, zooms express et bruitages cartoonesques. C’est du burlesque monté au shaker, avec une rigueur de métronome. Derrière le feu d’artifice, il y a de l’émotion : chaque film cause d’amitié et de la peur de grandir. Shaun affronte la rupture, Hot Fuzz la loyauté, The World’s End la nostalgie. La «trilogie Cornetto», sous son humour absurde, est une méditation sur le temps qui fuit. L’humour de Wright reste d’une pureté britannique : absurde mais pas débile, sarcastique mais tendre. Là où les gags américains appuient, lui coupe plus vite qu’un montage de clip. Son cinéma transpire la culture geek. Et le flegme. Et la bière.
De Scott Pilgrim à Soho
Après ses trois «Cornetto», Edgar Wright change de terrain de jeu, mais il garde son joystick. Scott Pilgrim vs. the World (2010) pousse son esthétique pop à la limite de la crise d’épilepsie – explosion de pixels et bruitages Nintendo. Chaque ex devient un super-vilain, chaque émotion un niveau à franchir. Trop geek pour le grand public, trop intelligemment con pour le marketing, le film fait un flop avant de devenir, bien sûr, culte. Sept ans plus tard, si Wright change de disque, il garde le tempo. Baby Driver (2017) transforme le film de braquage en une comédie musicale mécanique. Chaque freinage et chaque coup de feu se calent sur une chanson. C’est du Tarantino qui aurait pris des cours de danse : violent, drôle et chorégraphié à la milliseconde. L’idée, il l’avait déjà testée fort longtemps avant, en 2003, dans le clip de Blue Song pour Mint Royale, mais cette fois, il l’étire en long métrage et le succès est planétaire : trois nominations aux Oscars et l’assurance que Wright peut parler le langage d’Hollywood sans perdre son accent anglais.
Et puis la lumière baisse. Avec Last Night in Soho (2021), il troque la parodie pour la psyché : un thriller néonisé où le «Swinging London» des «sixties» devient un cauchemar; entre hommage et exorcisme, le film tape à l’épaule du giallo italien et révèle un Wright plus grave. Il n’a plus besoin de blague pour être percutant : il suffit de son sens du cadre et de la musique. Parallèlement, il s’invite dans d’autres sphères, il coécrit Ant-Man pour Marvel (Peyton Reed, 2015), participe au Tintin de Spielberg (2011), pendant que son influence se propage comme un riff contagieux : on retrouve sa signature dans les montages nerveux de séries, dans l’ironie pop de nouveaux réalisateurs, jusque dans les trailers de films qui singent son sens du rythme, mais sans forcément égaler sa musicalité.
Orwell remixé
Aujourd’hui, Edgar Wright s’attaque à un projet qui lui va comme un gant de cuir pixelisé : The Running Man. Le roman de Stephen King, publié en 1982 sous le pseudonyme Richard Bachman, racontait un futur où le peuple, anesthésié par un jeu télévisé meurtrier, regardait des gens mourir pour s’amuser. La version de 1987, pas trop fidèle au livre, avec un Schwarzenegger en justicier bodybuildé, en avait fait un spectacle d’action musclée; la satire devenait un show de catch. Fidèle à son goût pour les détournements, Wright rebranche le roman à son courant d’origine : un récit noir, politique et prophétique. Du film Le Prix du danger (Yves Boisset, 1983) à la série Squid Game (Hwang Dong-hyeok, 2021), le rayon jeu de la mort et téléréalité est fourni; forcément, en 2025, il y a des résonances, quand les gens se filment, se «likent», la frontière entre le spectacle voyeuriste et la dictature se fait floue. King racontait déjà l’abrutissement médiatique, la fracture sociale, la distraction comme outil de contrôle.
Wright voit dans ce roman un miroir : notre monde n’a pas eu besoin de Big Brother comme dans 1984, il a préféré devenir son propre public et faire sa propre surveillance. Wright parle d’un «Big Brother devenu sympathique», il s’agit d’un totalitarisme par le fun, d’un asservissement au divertissement. Et si l’avenir n’avait pas besoin de police, juste d’un bon algorithme? En adaptant The Running Man, Wright boucle la boucle, lui qui utilisait les zombies pour parler d’aliénation. Son cinéma reste ludique et lucide, c’est une fête permanente avec, en fond, la musique du désenchantement.
The Running Man, d’Edgar Wright. Sortie mercredi.