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[Album de la semaine] «A Little Death» : la touche céleste de Claire Rousay


Comme les précédents opus de la trilogie, A Little Death n’a rien d’évident. (Photo Thrill Jockey)

Retrouvez notre critique de A little Death, le nouvel album de Claire Rousay.

La signification la plus commune de l’expression «la petite mort» est d’ordre sexuel : un synonyme littéraire d’orgasme. Au fil des siècles, si le concept a revêtu nombre de sens différents, il a toujours été lié, d’une manière ou d’une autre, aux vertiges de l’amour. Claire Rousay, elle, se réapproprie le concept en convoquant toute une série d’idées, sans pour autant parler de sexe. On peut considérer que cette expression a à voir avec la définition qu’en donnait le philosophe Roland Barthes, qui rapprochait la «jouissance» du plaisir de la lecture ou de se perdre dans la grâce d’une œuvre d’art.

On imaginera encore que A Little Death fait référence au soleil couchant, un moment du jour qui a été essentiel dans la composition de l’album. Ou, de façon plus terre à terre, qu’il reprend le nom du bar à vins que la Canado-Américaine fréquentait régulièrement à San Antonio, où elle a vécu la majeure partie de sa vie : dans l’enceinte du Little Death, Claire Rousay a en effet enregistré les premiers sons que l’on entend aujourd’hui dans l’album du même nom.

Un retour à une musique qui lui est proche

La musicienne expérimentale, au rythme de travail intensif (vingt albums et treize EP publiés depuis 2017!), a pris l’habitude de considérer son œuvre comme un journal intime, écrit pratiquement en temps réel, non pas avec des mots, mais avec des sons, qu’elle incorpore à ses envoûtants collages sonores. Depuis trois ans que Claire Rousay a quitté le Texas pour Los Angeles, elle s’est lancée dans de nouvelles aventures, toujours en accord avec sa sensibilité de musicienne hors des sentiers battus, mais plus facilement accessibles à l’oreille : le très beau disque d’«ambient pop» Sentiment (2024) ou The Bloody Lady (2024), nouvelle bande originale pour un film d’animation slovaque sorti à l’origine en 1980.

Avec A Little Death, Claire Rousay revient à la musique qui lui est la plus proche : celle qui, en se faisant le témoin des petites choses insignifiantes de la vie quotidienne, parle à l’âme et touche au céleste.

Un album qui évoque l’impermanence des choses, avec la lumière en point de fuite

Avant cet album, il y eut A Heavenly Touch (2020), une méditation aux accents bruitistes, puis A Softer Focus (2021), qui amorçait la touche pop de Sentiment. Claire Rousay conçoit A Little Death comme le dernier volet d’une trilogie, construite autour d’un concept et d’un processus créatif similaires. Ici, les instruments acoustiques (piano, guitare, violon, clarinette…) comme les «field recordings», capturés dans la nature, en ville ou en intérieur (ici dans un bar, là dans une salle de concert), sont retravaillés et altérés pour devenir des textures et révéler, plus encore que leur musicalité, leur dimension spirituelle. Ce qui a peut-être à voir, aussi, avec le fait que tous les sons enregistrés pour le disque l’ont été au crépuscule, cet instant précis où tombe le jour et où surgit la nuit.

Comme les précédents opus de la trilogie, A Little Death n’a rien d’évident : les compositions avant-gardistes de Claire Rousay sont exigeantes, elles requièrent un effort de concentration de la part de l’auditeur – ce que la musique en général demande de moins en moins souvent, d’ailleurs. Mais l’immersion dans ses paysages sonores se fait de manière très immédiate, elle est en tout cas captivante de bout en bout, preuve indiscutable de la virtuosité de la musicienne.

Une œuvre entre chien et loup

Le disque se compose de huit titres qui auraient tout aussi bien pu être fondus en un seul, si ce n’est pour les transitions bien définies et un interlude folk (Night One) qui vient se poser comme une respiration. Un album concept dont la narration évoque l’impermanence des choses, que ce soit à travers les éraflures – artificielles – qui hantent la première moitié de l’album, façon David Lynch, ou à la manière dont Claire Rousay déforme jusqu’aux notes les plus pures (Somewhat Burdensome, le morceau de bravoure de l’album).

Pour cette artiste trans et queer, c’est tout le sens de cette œuvre enregistrée entre chien et loup, entre vie et mort, entre acoustique et électronique, entre sons réels et textures fabriquées. Avec, au fil du voyage, un point de fuite : les sons parasitaires qui provoquaient ce côté cauchemardesque disparaissent petit à petit, les instruments prennent de l’ampleur, les textures deviennent des voix. Et la nuit, finalement, apporte sa propre lumière.

Claire Rousay, A Little Death. Sorti le 31 octobre. Label Thrill Jockey. Genre expérimental