Entre le vrombissement des machines et le souffle d’un fantôme, Just Mustard déploie un shoegaze noir, à mille lieues des songes pastel. Avec We Were Just Here, le groupe irlandais fait entrer la lumière dans son vacarme, sans éteindre l’ombre.
Rêve noir du shoegaze
À la fin des années 1980, le shoegaze émerge. My Bloody Valentine ou Slowdive posent les jalons d’un genre où les guitares noyées de distorsion et de réverbération entrelacent des voix diaphanes. 2015, Dundalk, bordure du monde et de l’Irlande, le berceau de My Bloody Valentine. Cinq amis décident de faire du bruit pour combler le silence. Là naît Just Mustard, soit une tension constante entre l’éther et l’acier ou la douceur et la tempête. Si le shoegaze classique tend souvent vers la rêverie planante, celui de Just Mustard explore le versant cauchemardesque, en même temps qu’il s’agit d’un murmure dans une usine à ciel ouvert.
Katie Ball en est le cœur, une voix comme une brume froide sur un mur de guitares et des masses de sons, râpeuses et industrielles. À ses côtés, Noonan, Kalyoncuoglu, Clarke et Maguire, artisans d’un vacarme qui apaise. Leurs premiers pas se font au Spirit Store, un repaire local qui est devenu un sanctuaire. Puis un LP surgit, Wednesday, en 2018 : autoproduit, nerveux et flottant, une dream pop malade, traversée d’éclats trip-hop, de déraillements électro. Just Mustard trouvent des fans aux États-Unis, à la grande surprise de Katie Ball, qui se souvient avoir posté un vinyle outre-Atlantique en se demandant comment un Américain avait bien pu entendre parler d’eux. S’ensuit une invitation : ils assurent les premières parties de Fontaines D.C. En 2019. Robert Smith aussi les appelle, les Irlandais ouvrent pour The Cure au château de Malahide, près de Dublin. C’est logique et généalogique : The Cure a servi de passerelle entre le post-punk et le shoegaze; introspectif et éthéré, il a donné le feu vert à ce que le shoegaze a poussé à l’extrême, jusqu’à s’en imprégner.
Équilibristes du vacarme
À l’image des grands du shoegaze, Just Mustard privilégient l’effet de masse : couches de guitares méconnaissables, basse grondante, échos et boucles construisent un mur du son où la mélodie est subliminale et sublime dans le vacarme. Les guitares ne sonnent plus vraiment comme des guitares, mais rugissent ou sifflent comme des machines déréglées, en soutenant l’ambiance de cauchemar éveillé. Cette approche où les instruments se muent en textures abstraites inscrit Just Mustard dans la lignée du shoegaze, mais aussi du rock noisy et industriel. La voix de Katie Ball, elle aussi, est traitée comme un instrument. Souvent reléguée à l’arrière-plan du mix, quasiment chuchotée, elle contribue à l’effet hypnotique d’ensemble plutôt qu’à porter un discours intelligible. Le chant devient une couleur de plus sur la palette sonore.
Sur le plan vocal, Katie Ball se place dans la lignée des prêtresses du shoegaze, Elizabeth Fraser des Cocteau Twins ou Hope Sandoval de Mazzy Star – son timbre enfantin peut aussi rappeler celui d’Alison Shaw, chanteuse de Cranes (elle-même comparée à Vanessa Paradis), par la façon dont il soutient de longues notes plaintives qui planent au-dessus du chaos instrumental. Mais là où d’autres voix féminines du genre se font angéliques, la sienne sonne comme un spectre inquiet. Et là où le shoegaze invite à la contemplation, Just Mustard proposent une transe plus viscérale. Chaque titre navigue entre la stupeur et la convulsion. Leur musique exige qu’on lève la tête pour affronter la tempête.
Une ascension planante
En 2020, Just Mustard rejoint Partisan Records, le label de Fontaines D.C. et d’Idles, la fratrie des turbulents. Mais Just Mustard restent à l’écart du tumulte. Le groupe avance lentement, comme on traverse une pièce obscure à tâtons. Heart Under paraît en 2022. Plus dense, plus fermé, c’est un album qui ne respire presque jamais. Les guitares y grondent comme des sous-sols. La voix de Katie Ball s’y fond encore plus, on l’entend à peine, comme si elle chantait depuis l’intérieur d’un songe, elle est intégrée au maelström plutôt que mise en avant, ce qui renforce alors l’impression d’entendre un organisme sonore monolithique.
Sur la dizaine de titres de l’album (dont les envoûtants Still et Mirrors ou le tendu I Am You), c’est une plongée continue. Autant de tunnels et de chambres d’écho. Le shoegaze se trouve dans un vaisseau aveugle, chargé d’électricité sourde. Mais, pour l’enregistrement, le covid interrompt leur élan : les salles ferment, les tournées s’éteignent. La scène, leur maison d’expérimentation naturelle, leur est retirée, ils composent à distance, sans retour immédiat. L’élan se délite. Katie Ball parle d’un affaissement, d’un moment où l’inspiration s’efface – sous les couches de guitares? Ils tiennent, ils laissent revenir les morceaux comme on laisse venir la lumière après un long tunnel. Sur Heart Under, le shoegaze ne renvoie pas à l’image de regarder ses chaussures, abattu par la résignation.
Nous étions là, juste là
Octobre 2025. Just Mustard revient avec un disque dense pareil à une nuit sans lune, We Were Just Here. Le titre résonne comme une trace sur une vitre embuée, un message à moitié effacé. Dès les premières secondes, une bascule. Le son respire davantage. La lumière perce par endroits. La voix de Katie Ball ne se dissimule plus dans les interstices du mix. Elle parle d’«optimisme toxique», d’un bonheur qui devient menaçant à force d’être forcé, à l’image de Pollyanna, un clin d’œil à l’héroïne éternellement joyeuse d’un roman pour enfants. Sauf que le sourire est tourmenté. La lumière tremble. Et l’album interroge : peut-on feindre la joie sans se trahir ?
We Were Just Here conserve les ombres d’hier – les guitares râpeuses, les boucles hypnotiques, l’anxiété latente – mais les juxtapose à des textures plus ouvertes. Les synthétiseurs s’épanouissent et la batterie palpite. Il y a une chaleur nouvelle dans ce froid familier. C’est un disque d’ambivalence, une oscillation entre l’élan et la rétractation. Certains morceaux flirtent avec une euphorie contenue (Day One, I’ll Be There) alors que d’autres replongent dans l’inquiétude. L’ensemble forme un arc lumineux qui ne renie pas ses racines noires. Le dernier titre, Out of Heaven, scelle la dualité. Il s’agit d’un duo entre Katie Ball et David Noonan qui fait office de litanie, comme une chute hors du paradis; les voix se mélangent et se perdent, puis il ne reste qu’un battement électronique abstrait. Just Mustard se sont nourris de leurs expériences scéniques, notamment en première partie de The Cure. Ils composent désormais pour de grandes salles sans trahir leurs silences. Ils prouvent qu’il peuvent ouvrir les fenêtres sans faire fuir leurs fantômes.
We Were Just Here,
de Just Mustard.