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La Toussaint d’hier à aujourd’hui : une tradition en mutation


Les cimetières restent largement plus fréquentés à la Toussaint qu’à n’importe quel autre moment de l’année.

Chaque année, la Toussaint reste le moment privilégié pour honorer les défunts. Mais la tradition d’aller fleurir les tombes de ses disparus est-elle toujours aussi marquée ?

Chaque année, les 1er et 2 novembre, les cimetières du Luxembourg se parent de fleurs. Mais derrière cette image familière, les traditions de la Toussaint et du jour des morts (Allerseelen) évoluent. Moins religieuse, plus intime ou parfois remplacée par un simple moment de souvenir, la fête se transforme au rythme des modes de vie modernes. Entre mémoire collective et nouveaux rituels, la Toussaint d’aujourd’hui n’est plus tout à fait celle d’hier.

Pour Sonja Kmec, historienne à l’université du Luxembourg, c’est une certitude : la manière de commémorer les défunts a «beaucoup changé». «Ces deux cents dernières années, la Toussaint est devenue moins religieuse pour la plupart des personnes», explique-t-elle. Si nos aînés allaient à l’église, où une messe spéciale est célébrée pour honorer les saints et les défunts, aujourd’hui, cette pratique est devenue moins fréquente. Et comme dans beaucoup de pays catholiques, les Luxembourgeois se rendent toujours au cimetière le 1er ou le 2 novembre pour fleurir les tombes de leurs proches. Mais là aussi, «la coutume diminue».

Mais la Toussaint reste tout de même symbolique. «Il y a encore beaucoup de gens qui ne vont pourtant pas régulièrement au cimetière ou à des évènements religieux pour qui la Toussaint est un moment important pour le faire», nuance Sonja Kmec. En atteste la fréquentation des cimetières, beaucoup plus grande qu’à n’importe quel autre moment de l’année : «L’an dernier, je me suis rendue dans les cimetières pour voir leur fréquentation. Et à Esch, par exemple, c’était quand même impressionnant de voir combien de gens s’y trouvaient, comment les tombes étaient fleuries et décorées.» Même constat du côté des cimetières forestiers, qui sont pourtant une alternative au cimetière classique. «Je ne m’attendais pas du tout à de telles cérémonies en ces lieux», dit la chercheuse.

Les pompes funèbres davantage sollicitées

En parallèle, le recours à des prestations d’entretien et de nettoyage des sépultures augmente. «Avant, il y avait un intérêt personnel à le faire soi-même. Aujourd’hui, avec les changements de modes de vie, les gens n’ont plus le temps ou les moyens de s’en occuper», explique Gilles Steichen, le vice-président des pompes funèbres Eternum.

Leurs services sont particulièrement demandés avant la Toussaint. «Nous commençons à travailler dès le début de la semaine», raconte-t-il. Certaines personnes «oublient» et les appellent même le jour même. «Au Luxembourg, la bénédiction des tombes ne se fait plus forcément seulement le 1er ou le 2 novembre, mais jusqu’à une semaine après. Alors nous sommes demandés pendant un bon moment !»

Éloignement géographique, crémations en hausse

Comment expliquer cette évolution ? Pour Sonja Kmec, c’est déjà une question de mobilité : «Les familles vivent de moins en moins dans les mêmes villages et au même endroit.» L’idée de se réunir en famille pour aller au cimetière tous ensemble avant d’aller partager un repas est donc de plus en plus difficile à réaliser, puisque les tombes sont éparpillées dans le pays et parfois même à l’étranger. «Cela est particulièrement vrai au Luxembourg», note la chercheuse, pour qui la diversité culturelle et religieuse du pays joue aussi un rôle dans l’importance moindre de la Toussaint.

D’autant plus que la Toussaint reste une fête religieuse, alors que la population, quant à elle, a tendance à l’être de moins en moins. «L’étude European Values montre en effet qu’il y a de moins en moins d’affiliations à des Églises établies. Même si les gens continuent à croire en une sorte d’être supérieur, leurs croyances sont de moins en moins organisées», relève Sonja Kmec. Une tendance encore plus forte chez les plus jeunes. «Et pour ceux d’entre eux qui n’ont pas de proches au cimetière, c’est plutôt la fête populaire d’Halloween qui est importante», ajoute-t-elle.

La Toussaint ne va pas disparaître

Une autre explication, et non des moindres : on recourt de moins en moins aux tombes. Au Luxembourg, comme dans de nombreux pays, la crémation est devenue une option de plus en plus fréquemment choisie pour les funérailles, de même que la dispersion des cendres. «La manière de commémorer ces morts-là est différente, puisqu’il n’y a pas de lieu concret pour le faire», souligne Sonja Kmec. Alors, plutôt que de se rendre au cimetière, les familles commémorent les défunts à d’autres endroits ou organisent une fête pour penser à eux à d’autres moments clés de l’année.

Et de manière générale, la mort est «plus éloignée» du quotidien. «On meurt à l’hôpital et non plus dans le cercle familial, il n’y a plus de veille funéraire. On reste seulement deux ou trois jours autour du mort pour lui dire au revoir… On entend beaucoup parler de la mort dans les médias, bien sûr, mais il y a une mise à distance.» En découle une certaine mise à distance des rituels de la mort : «On a souvent du mal à parler aux gens qui ont perdu quelqu’un», remarque l’historienne. Il y a cinquante ou cent ans en arrière, tout était beaucoup plus ritualisé, avec notamment l’habit de deuil. Et à cette déritualisation s’ajoute le fait que de plus en plus d’enterrements se déroulent dans un cercle familial restreint. «C’est une autre manière de vivre le deuil, plus personnalisée et intime.»

Des arrangements plutôt que des chrysanthèmes

Chez les fleuristes, l’évolution des pratiques à la Toussaint est manifeste. «Même si nous avons beaucoup de travail à ce moment-là, nous en avons beaucoup moins qu’à l’époque», constate Claude Esch, représentant du groupement des fleuristes au sein de la Fédération horticole luxembourgeoise. Lui qui est fleuriste depuis 30 ans se remémore les pratiques disparues : «Dans le temps, il y avait carrément des camions de fleuristes dans les cimetières pour la Toussaint.» Selon lui, les vieilles générations tenaient davantage à ce que les tombes soient bien fleuries.

Les achats des clients ont d’ailleurs beaucoup évolué également. «Depuis plusieurs années, ils achètent surtout des arrangements qui tiennent dans le temps pour passer tout l’hiver», illustre Claude Esch, qui constate que les gens se rendent moins au cimetière tout au long de l’année. Et le chrysanthème, pourtant symbole de la Toussaint et star des cimetières, se fait plus rare : «Puisque la demande diminue, les producteurs en fournissent de moins en moins.»

Une tradition familiale et sociale

Aujourd’hui, la Toussaint, une tradition ancrée dans l’esprit des gens, est donc plus une fête familiale et sociale que religieuse. «C’est important d’être vu par sa famille et ses voisins en train d’entretenir et de fleurir la tombe, de montrer qu’elle n’est pas abandonnée et que quelqu’un s’en occupe, qu’on s’en soucie», note la chercheuse. Tout dépend donc des familles, mais aussi de l’environnement. «Dans les régions rurales, les coutumes se gardent toujours plus longtemps que dans les régions urbaines.»

Et ces dernières années, les réseaux sociaux sont devenus un espace de commémoration à part entière. Sur Facebook, par exemple, les profils des personnes décédées peuvent être transformés en pages commémoratives, où les proches publient des messages, des photos ou des pensées. Ces espaces permettent de prolonger la mémoire du défunt au-delà du cadre religieux ou familial traditionnel. Internet facilite aussi le partage du deuil à distance. Les familles dispersées géographiquement peuvent se réunir virtuellement pour rendre hommage : «Il existe des sites spécialisés où l’on peut allumer des bougies et cierges électroniques pour indiquer que l’on pense à quelqu’un.»

En tout cas, une chose est sûre pour Sonja Kmec : «La fête va rester.» Si le rapport aux cimetières évolue avec le temps, la relation aux morts, elle, ne change pas tant que ça. «On a toujours des souvenirs et un deuil personnels, tout cela n’a pas nécessairement changé, c’est plutôt la manière de se recueillir qui évolue.» Et puis, la Toussaint est un jour férié, cela donne donc la possibilité d’aller au cimetière facilement ce jour-là. «Il y a aussi tout un commerce autour de cette fête, notamment chez les fleuristes. Cela incite à décorer les tombes», ajoute la chercheuse. Autant de facteurs qui vont faire perdurer la Toussaint. «Je ne crois pas qu’elle va disparaître… Sauf si son jour férié est aboli, mais ce n’est pas près d’arriver», sourit-elle.

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