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[Musique] Andrea Laszlo De Simone, l’écho d’une ombre infinie


La musique de De Simone est cinématographique, pas parce qu'elle imite les films, mais parce qu'elle les précède, voire parce qu'elle les provoque. (Photo : giovanni canitano)

Avec Andrea Laszlo De Simone, la chanson est une ombre portée du cinéma; chaque note cherche sa lumière, chaque image son écho. Sur Una lunghissima ombra, son nouvel album, c’est tout un monde intérieur qui se projette dans l’obscurité.

Capter les ombres

Sous une coupole géodésique, Andrea Laszlo De Simone présente Una lunghissima ombra comme on projette un film intérieur. Les images fixes qu’il a lui-même réalisées deviennent la toile d’un cinéma mental. Le chanteur turinois conçoit ses albums comme des œuvres doubles : il y a la musique et la vision comme il y a le disque et la pellicule. En 2019, Immensità prenait la forme d’un moyen métrage où les visages et les paysages flottaient dans la même brume que ses mélodies. La musique ne se contente pas de s’écouter, bien sûr, elle se regarde aussi. Dans le cas d’Andrea, cette approche ne sort pas de nulle part, elle s’inscrit dans une longue tradition italienne du concept-album hérité du prog-rock des seventies et d’une certaine chanson d’auteur. De Simone s’y rattache par filiation, disons naturelle, même involontaire; au moment d’Immensità, il n’a cessé d’interloquer quand, face aux permanentes comparaisons faites ici et là (Franco Battiato et Lucio Battisti en figures tutélaires répétées jusqu’à l’usure du vinyle) il calmait tout le monde en disant n’avoir jamais acheté un seul disque de sa vie. Il serait donc un auditeur passif.

Chaque projet se dresse en tout cas comme le chapitre d’une fresque métaphysique : Ecce homo (2012), enregistré avec des vieux synthétiseurs et un ordinateur minimaliste, parlait de la nature et de la naissance; Uomo donna (2017) explorait le vertige amoureux; Immensità ouvrait la porte de l’univers; Il regno animale (2023) – son incursion dans la bande originale de film – revenait à l’état de nature. Et puis, loin du tumulte médiatique, Andrea se tient dans l’ombre; il préfère la solitude nocturne de son studio, chez lui, à la lumière des plateaux télé. Aujourd’hui, Una lunghissima ombra est une projection où il faut fermer les yeux pour mieux voir.

L’ombre en projection

Avant d’être musicien, Andrea Laszlo De Simone a été un homme d’images. Fils de parents cinéphiles, la lumière du néoréalisme comme celle de la Nouvelle Vague ont éclairé sa perception du réel. Son père lui-même fait de la photo en amateur. À sa sortie du lycée, Andrea ne se tourne pas stricto sensu vers la musique, il devient assistant vidéo, monte des courts métrages, réalise des documentaires institutionnels. Puis, on y arrive, il compose des thèmes musicaux, pour l’image; là, il apprend à raconter en ombres et en mouvements. Son second prénom, Laszlo, est un hommage au chef opérateur hongrois László Kovács, figure du Nouvel Hollywood (la photographie d’Easy Rider, c’est lui). Dans ses vidéos autant que dans ses compositions, c’est une affaire de cadrage et de montage. Inspiré de Kiss d’Andy Warhol, le clip de La guerra dei baci est un plan fixe de baiser infini où il se met en scène avec Irene Carbone, sinon un pendant vaporeux et moins cru de la vidéo de You Are My High de Demon (un «french kiss» en gros plan).

Le sifflement final de son Mistero renvoie, c’est inévitable, à Alessandro Alessandroni, le siffleur des bandes originales de Sergio Leone. Ses orchestrations, amples et fines, rappellent les compositeurs transalpins, Stelvio, Piero, Armando, Nino, Ennio et les autres, alors que l’économie de moyens et le bidouillage maison autodidacte le place dans le bricolage, l’artisanat… l’«indie». Sa musique est composée à la manière d’un film; chaque morceau se déploie comme une séquence, avec ses fondus, ses coupes, ses panoramiques sonores. Et les silences font office de respiration.

Ombre et lumière

Ironie du destin pour un type si discret : c’est le cinéma, cet art de la lumière, qui est venu chercher celui qui se cachait dans la pénombre. Pendant qu’Andrea Laszlo De Simone refusait les plateaux de télévision et a mis fin au live (deux concerts d’adieu scénique aux Trans Musicales de Rennes en 2021), ses chansons voyageaient toutes seules. Par-delà les synchros dans les séries (Mytho, Tutto chiede salvezza…), Sogno l’amore s’est lovée dans le long métrage Palazzina Laf (Michele Riondino, 2023), Vivo a illuminé L’ombra del giorno (Giuseppe Piccioni, 2022), Immensità s’est retrouvée dans le film à sketches Les Fantasmes (les frères Foenkinos 2021), ainsi que dans Babysitter (Monia Chokri, 2022) et Coma (Bertrand Bonello, 2022). Wow. Ces présences dessinent la trajectoire d’un musicien devenu, sans l’avoir voulu, compositeur de cinéma.

Alors, il le devient, au sens littéral ou professionnel, pour Promises (Amanda Sthers, 2021) puis pour Le Règne animal (2023). Thomas Cailley a parlé de l’album Immensità comme de sa seule bande-son pendant les mois d’écriture de son film; c’était alors une évidence qu’Andrea en compose la musique originale. Et Le Règne animal a confirmé ce que ses disques racontaient déjà : De Simone pense en images. Sa musique est bien cinématographique, qualificatif musical souvent utilisé à tort et à travers, mais pour le coup justifié, et ce n’est pas parce que celle-ci imite les films, c’est parce qu’elle les précède, voire parce qu’elle les provoque. De Simone semble promis à un long dialogue avec le septième art. Ce n’est que le début du film.

Une très longue ombre

Una lunghissima ombra, «une très longue ombre», se lit entre les lignes comme un très long métrage. Le disque se compose de dix-sept fragments; il y a des chansons et des interludes instrumentaux. Chaque morceau est accompagné d’un tableau visuel : la flamme vacillante, la rivière nocturne, le manège qui tourne ou des reflets de phares sur une route déserte. La photographie granuleuse quasi VHS agit comme un voile de nostalgie avec des titres tels que Ricordo tattile, soit «Souvenir tactile», ou Quello che ero una volta, «Celui que j’étais avant». Le tout renvoie aux concept-albums visuels. Il buio, «l’obscurité», en plan introductif, reprend les choses là où Immensità les avait laissées : le néant génère la renaissance, et Una lunghissima ombra apparaît comme le miroir d’une quête, celle de comprendre la place de l’homme entre la lumière et la nuit.

L’album tisse une matière nouvelle, notamment via des sursauts électroniques; il y a encore des captations naturelles, comme les bruits d’une rue ou le souffle d’un pas; elles s’entrelacent à la chaleur des cordes, au psychédélisme orchestral. Sans paroles et très courtes, Neon, Spiragli ou Diffrazione pèsent autant qu’un souvenir qu’on ne se raconte plus. Comme sur Dal giorno in cui sei nato tu, dont le clip était filmé par son fils Martino, dans Per te, pour sa fille Lucia («Lumière»), De Simone se dévoile en tant que père. La filiation renvoie à la conscience du temps, à l’évanescence de la mémoire; l’ombre se fait métaphore du passage, elle s’allonge comme la trace d’un instant sur la Terre, et De Simone alors embrasse tout, la nature, l’univers, l’humain, la mort et la vie (dans cet ordre d’apparition précis). Et quand la chanson-titre marque la fin, c’est un générique suspendu : l’écho du film, à l’intérieur, continue.

Una lunghissima ombra, d’Andrea Laszlo De Simone.

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