Entre visions et hallucinations, le travail de l’artiste belge David Claerbout, exposé à la Konschthal, défie le potentiel des images et leur rapport au temps.
Un premier constat qui en dit long sur sa vision artistique : «Ce que j’aime à la Konschthal, c’est que ce lieu n’a pas été créé pour l’art. Pour moi, c’est idéal», dit David Claerbout, qui poursuit depuis les années 1990 son activité de vidéaste et de photographe en cherchant les paradoxes des médias de l’image, en traquant l’insolite, en fabriquant de nouvelles réalités à partir de réalités capturées. Et ce, en partant d’un constat simple : «Avec l’art vidéo et les révolutions digitales, nous sommes aujourd’hui dans une époque de transition et de changement, similaire à ce qui s’est passé à la fin du XIXe siècle entre la peinture et la photo.»
Pour sa première exposition monographique au Luxembourg, l’artiste belge et la Konschthal Esch ont puisé dans trente ans de travaux pour exposer une quinzaine d’œuvres, certaines emblématiques, d’autres moins connues, mais qui expriment toutes l’étrange rapport de l’artiste au temps. D’où le titre de cette exposition, qui suggère la continuité accumulée par sa pratique et la densité des travaux montrés : «Five Hours, Fifty Days, Fifty Years».
«La raison pour laquelle je suis devenu vidéaste, explique David Claerbout, c’est que je peux utiliser la durée pour négocier entre deux réalités qui ne peuvent pas coexister.» Une idée que l’on retrouve un peu partout dans l’exposition, depuis Cat and Bird in Peace (1996) jusqu’à The Close (2022) : l’œuvre la plus ancienne capture avec un certain humour le «non-évènement» des deux animaux cohabitant tranquillement, contrairement à l’idée reçue que le chat mangerait l’oiseau. «Aujourd’hui, j’en ai honte», rigole l’artiste devant la vidéo, concédant toutefois que ce «premier film (…) raconte toute mon œuvre. Peut-être que je n’ai jamais fait mieux que ça, en fait!» Si on lui donne facilement tort, il est vrai qu’on y voit, avec deux décennies d’avance, une préfiguration des vidéos virales sur YouTube et les réseaux sociaux.
«Technique de Dracula»
Avec The Close, David Claerbout part d’un film d’archive, une scène de rue montrant la pauvreté à Glasgow au début du XXe siècle, puis isole et immobilise l’un des personnages (un enfant en train de jouer) dans l’image. Grâce à un changement de technique imperceptible, le document historique devient une image entièrement artificielle, créée par ordinateur, mais qui a la capacité de tourner autour du personnage à 360 degrés pour dévoiler avec la fidélité la plus haute ce que l’image d’origine ne pouvait donner à voir. Ainsi, le début et la fin du film sont séparés de quinze minutes, mais il est tout aussi juste de considérer qu’ils sont séparés de cent ans.
Comme de nombreuses autres œuvres de l’exposition, The Close a recours à ce que David Claerbout appelle la «technique de Dracula» : «Quand ils sont devant un miroir, les vampires n’ont pas de reflet. Avec cette technique, je fais tout le film dans un lieu existant, puis j’efface toute réalité pour la remplacer intégralement par une réalité synthétique.» Ainsi, l’hypnotisant Wildfire, soit le plan séquence cyclique d’une forêt dévorée par un incendie, puis qui redevient verte et de nouveau en feu, est créé à partir de vrais plans de forêt filmés par l’artiste, mais entièrement recréé en effets spéciaux numériques, si bien qu’on regarde ici un film réalisé sans caméra.
Treize heures et mille ans
Le temps est encore appréhendé d’une tout autre manière avec Backwards Growing Tree, qui joue sur la question du reflet de la réalité (ou de son absence), en représentant cet arbre – bien réel mais ici entièrement recréé – se développant à rebours sur une durée de cinq ans. Idem pour Olympia, sous-titré «La désintégration du stade olympique de Berlin sur une période de mille ans», une vision spectrale du bâtiment, couplée à un logiciel qui «télécharge en temps réel la météo» dans la capitale allemande et qui doit fonctionner ainsi, même lorsque l’œuvre n’est pas présentée, jusqu’en l’an 3016.
David Claerbout souligne l’ambivalence de son œuvre, elle-même née de l’«idée schizophrène» du concepteur du stade, l’architecte du IIIe Reich, Albert Speer, qui voulait glorifier la «valeur des ruines». «Olympia est une vengeance douce : j’y étire la durée du nazisme mais uniquement pour voir la nature reprendre le dessus», explique David Claerbout, qui définit son comportement en se qualifiant, le sourire malicieux, de «technohippie».
Un scénario écrit par l’intelligence artificielle
Forcément, ces «dualités entre image en mouvement et image arrêtée» qui caractérisent le travail de David Claerbout devaient être mises en évidence aussi à travers le médium cinématographique, et plus seulement dans le cadre de la vidéo d’art. Ainsi, les deux œuvres les plus fameuses de l’artiste belge ont aussi leur espace dédié à la Konschthal : d’un côté, The Pure Necessity reprend l’esthétique et les personnages du classique Disney The Jungle Book, en le vidant de toute présence humaine, et qui ressemble étrangement à un documentaire animalier, avec ces animaux en milieu naturel et au bord de l’ennui. De l’autre, Bordeaux Piece, un film de plus de 13 heures composé du même court métrage joué en boucle le long d’une journée, avec la lumière qui évolue au fil du temps et les erreurs dans les déplacements ou les dialogues dus à la fatigue des acteurs.
David Claerbout revient d’ailleurs au film performatif avec son œuvre la plus récente, The Woodcarver and the Forest, coproduite par la Konschthal. Avec cette installation vidéo d’une durée de vingt heures, l’artiste réalise un scénario écrit par l’intelligence artificielle et place son personnage – un sculpteur solitaire habitant une villa brutaliste en pleine forêt – dans un décor tout aussi factice. Ce qui va bien avec la «double identité» inhérente au projet, qui oppose «la destruction industrielle de l’environnement» aux «belles images de la nature». Aussi «absurde» que «relaxant», le film inspire à l’artiste une sentence qui pourrait, encore une fois, résumer sa conception de son travail : «Il y a des choses futiles ici, mais la plus futile est d’essayer de distinguer le vrai du faux.»
Jusqu’au 22 février 2026. Konschthal – Esch-sur-Alzette.