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[Album de la semaine] Avec «Hostile Design», Black Eyes rouvre les yeux


Retrouvez la critique musicale de la semaine.

En musique, fêter l’anniversaire d’un album est devenu un geste au mieux poussif, au pire fatigant car animé d’une seule philosophie mercantile et nostalgique. Mais parfois, la démarche accouche d’un beau cadeau. C’est le cas de Black Eyes, groupe éphémère et pourtant emblématique de la scène de Washington DC du début du siècle nouveau. Son idée ? Célébrer la double décennie de son premier disque, datant de 2003, en remontant sur scène pour une poignée de concerts. Juste comme ça, pour faire plaisir aux copains, à la famille, et voir si on n’a pas perdu la main. Mais apparement, le groupe s’est pris au jeu, et après un silence de plus de vingt ans, voilà que le quintette enrichit sa maigre discographie d’une offrande inespérée. Hostile Design n’est pas qu’un simple EP : c’est une renaissance.

Une évidence lorsque l’on se penche sur les dernières sorties de la formation : quelques lives, des démos au sons sales et des inédits d’une même facture poussiéreuse. Bref, tous les signes indiquant la mort cérébrale d’un projet qui, à son sommet, a bouleversé la scène punk underground américaine, séduite par sa folle inventivité et sa force de frappe. Qu’en reste-t-il aujourd’hui, à l’heure où les come-back font plus pleurer que sourire? Tout, et c’est bien en cela que ce retour est grisant. Déjà, on retrouve le même line-up touche-à-tout aux prédispositions géométriques : deux batteries, deux basses et deux voix, entre lesquelles oscillent une guitare, un saxophone et un peu d’électronique. Et pour appuyer ce déluge, le même label : le mythique Dischord et sa non moins grisonnante tête pensante, Ian MacKaye, ex-brailleur chez Fugazi.

Ce n’est pas qu’un simple EP : c’est une renaissance

Mieux, Hostile Design tient la comparaison par rapport à ses deux uniques prédécesseurs, un peu comme s’il avait été écrit dans leur foulée. En effet, sa rage à fleur de peau et son audace ne dénotent pas dans le paysage, ce qui n’était pas gagné d’avance. La barre était haute. Ainsi, il y a eu l’éponyme Black Eyes (2003) qui posait les bases musicales du groupe : un punk dansant animé par une sauvagerie abrasive, qui lorgne du côté du hardcore, du free jazz et de l’expérimental. Suivra l’année suivante Cough qui, s’il reste calé sur les préceptes développés par son ainé, ajoute un saxophone déglingué du plus bel effet, façon James Chance. Mais juste avant sa sortie, la formation se sabote, laissant le public à ses souvenirs de concerts aux airs de grandes jam sessions, qui se terminaient le plus souvent dans un heureux chaos.

On retrouve cette frénésie sur les six pistes d’Hostile Design : il y a ces percussions en rafale (qui rappellent les Néerlandais de The Ex), cette voix criée de Daniel Martin-McCormick, cet équilibre entre démonstration de force et force créative, ces échos dub. Et cette philosophie, propre à la scène DIY de Washington : un activisme politique et un sens de la communauté. Le premier s’observe dans des textes qui ne disent finalement pas grand-chose de plus qu’en 2004. À l’époque, la chanson A Meditation parlait d’hélicoptères survolant la ville et d’un «millier d’hommes armés». Aujourd’hui, le ballet militaire est identique depuis que Donald Trump y a déclaré l’état d’urgence. Autres âges, même désolation.

Le second continue, lui, de faire germer des idées. En octobre dernier, Black Eyes a ainsi organisé à la maison le festival «Speaking in Tongues» (du nom d’un de ses morceaux), dédié aux communautés artistiques et militantes, réunies autour d’un seul mot d’ordre : «ne pas coopérer» et s’opposer au marasme ambiant. Le groupe en a fait sa feuille de route, lui dont la carrière n’a duré que deux années et demie, et qui, vingt ans plus tard, revient sans crier gare avec la même fougue insolente et la même appétence pour les chemins de traverse, loin des autoroutes commerciales. D’ailleurs, la majeure partie de la presse aux États-Unis ne l’a pas vu venir, passant à côté de la résurrection. Aura-t-elle d’ailleurs une suite? Personne ne le sait. Raison supplémentaire pour chérir encore plus le cadeau.

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