Le réalisateur russe Kirill Serebrennikov dissèque la traque du médecin nazi en Amérique du Sud. Adapté du roman d’Olivier Guez, son film rappelle que le «mal est profondément humain».
Sélectionné en mai dernier au festival de Cannes pour son film sur le médecin nazi Josef Mengele, le cinéaste russe en exil Kirill Serebrennikov défend la nécessité de «sans cesse parler d’Auschwitz» pour rappeler ce «dont est capable l’humanité». Adaptation du roman éponyme du Français Olivier Guez (prix Renaudot 2017), La Disparition de Josef Mengele explore la fuite vers l’Amérique du sud, après-guerre, du dignitaire allemand qui mena des expériences génétiques sur des déportés du camp d’extermination d’Auschwitz. Avec ce film, le cinéaste russe dit vouloir exposer «le système qui a rendu possible l’existence même de Mengele» et lui «a permis d’échapper au châtiment».
On rêve tous de justice, on veut que le mal soit puni, mais c’est, hélas, naïf
Mort au Brésil en 1979, le médecin nazi a mené grand train en Amérique latine sans jamais répondre de ses crimes, qui lui ont valu le surnom d’«Ange de la mort». Dans un passage marquant de son film, tourné en allemand et en noir et blanc, Kirill Serebrennikov (qui vit actuellement à Berlin) fait le choix risqué de filmer des expérimentations de Josef Mengele et de reconstituer le camp d’Auschwitz. «C’était effectivement un vrai problème, même si je savais depuis le début qu’il fallait absolument que je le montre, sinon on risquait de justifier Mengele», dit le cinéaste de 55 ans, qui réfute l’idée que la Shoah devrait échapper au champ de la fiction cinématographique.
De Schindler’s List à The Zone of Interest
«On peut tout», estime-t-il au contraire. «Je pense que ce concept qui est de ne pas en parler pourrait mener à l’oubli.» Le débat sur la représentation de la Shoah à l’écran ressurgit régulièrement, depuis Schindler’s List (1993) de Steven Spielberg jusqu’à The Zone of Interest de Jonathan Glazer, Grand Prix à Cannes en 2023. «On doit rappeler ce qui est arrivé aux gens à Auschwitz», dit Kirill Serebrennikov. «Il faut rappeler que les gens qui ont construit Auschwitz aimaient la philosophie, la musique, la poésie… Et surtout, ne jamais oublier que la mémoire est courte.»
Le réalisateur de Limonov, The Ballad (2024) estime également que l’impunité dont a bénéficié Josef Mengele reste une «question actuelle». «Il y a des gens qui sont responsables de crimes contre l’humanité et qui, aujourd’hui, eux aussi, vont essayer d’échapper au châtiment», lance-t-il. Kirill Serebrennikov, qui a fui la Russie après le début de la guerre en Ukraine, garde un œil inquiet sur «les choses terribles» qui se déroulent dans son pays, notamment pour les artistes. «On va aujourd’hui en prison pour des poèmes anti-guerre», note le cinéaste, décoré de la Légion d’honneur française.
Aucune «compassion» pour ce «monstre»
À l’écran, le réalisateur place le spectateur dans la peau et la tête de Josef Mengele, histoire de réduire au maximum la distance et, ainsi, coller au plus près du concept imaginé par Hannah Arendt lors du procès d’Adolf Eichmann, également criminel de guerre nazi : la banalité du mal. «Elle nous montre à quel point les monstres ne sont pas différents du commun des mortels», explique Kirill Serebrennikov, précisant s’être appuyé sur le livre de Jonathan Littell, Les Bienveillantes (2006). Il poursuit : «Le chemin qui va de l’homme ordinaire au criminel et au sadique peut être très court», ajoutant toutefois qu’il ne faut avoir aucune «compassion» pour Mengele et ses choix.
C’est l’acteur allemand August Diehl qui à la douloureuse tâche d’incarner le nazi. Après avoir «longuement hésité» – «pourquoi offrir une telle tribune à cet homme et à son idéologie ?» –, il accepte, pour finalement se ranger à l’avis du réalisateur : «C’est un monstre!», dit-il à propos de son personnage qui, même installé en Amérique du Sud, «n’a jamais exprimé le moindre remords», alors que parallèlement, la femme avec qui il a eu une relation (et qui ignorait tout de sa véritable identité) raconte qu’il était le seul homme à lui avoir donné de la tendresse. «Comment est-ce possible ?», réagit-il, bien qu’il ait déjà la réponse : «Le mal est profondément humain, mais surtout, il est évitable. C’est la seule chose qui soit en notre pouvoir.»
La Disparition de Josef Mengele,
de Kirill Serebrennikov.