Katrina Esau, 92 ans, est considérée comme la dernière locutrice native du n|uu, une langue à clics d’Afrique du Sud en voie d’extinction qu’elle aura passé sa vie à tenter de transmettre.
Dans sa petite maison posée sur le sol rougeâtre caractéristique du Kalahari sur les rives du fleuve Orange, dans le nord de l’Afrique du Sud proche du Botswana et de la Namibie, deux de ses arrières-petits-enfants s’entraînent avec enthousiasme à la prononciation.
Katrina, ou «Ouma» (pour «grand-mère»), comme la plupart l’appellent, écoute attentivement et corrige de temps à autre l’articulation des sons et des clics typiques de sa langue maternelle. Les visiteurs de passage ne sont pas en reste et lancent toujours fièrement quelques mots de n|uu en hommage à la matriarche et à ses efforts pour maintenir en vie une langue d’Afrique australe que les chercheurs estiment remonter à 25 000 ans.
Sur les murs, des photographies documentent les occasions où Katrina Esau porte une couronne et un collier de peau et de piquants de porc-épic, témoignant de son rang de reine dans la maison N||ǂe du peuple San, présent en Afrique du Sud avant la colonisation néerlandaise puis britannique. «Je suis née dans la langue, j’ai bu dans la langue. Enfant, nous n’avons jamais parlé l’afrikaans, nous ne parlions que le n|uu», dit-elle.
Sur la propriété agricole proche d’Olifantshoek où travaillaient ses parents, à 150 km du célèbre désert du Kalahari, elle n’entendait jamais parler n|uu. Au contraire : «Tu parles une vilaine langue, rentre chez toi», se rappelle-t-elle avoir entendu dire.
«On a grandi à la dure. À la ferme, ma mère était en cuisine, elle lavait le linge, repassait, récurait les sols», ajoute-t-elle. Et son père conseillait de ne pas parler N|uu dans la maison des propriétaires blancs, de peur qu’«ils nous tuent», dit-elle. Au fil du temps, elle et ses frères et sœurs ont laissé tomber le n|uu et n’ont plus parlé que l’afrikaans.
Le nǀuu fait partie de la famille des langues tuu parlées originellement en Afrique du Sud et au Botswana, mais dont beaucoup sont déjà éteintes, explique Bradley van Sitters, représentant du Bureau des langues sud-africaines (PanSALB).
«Les langues de ces peuples premiers (NDLR : les San et les Khoikhoi) étaient strictement interdites (…) et ils ont été forcés de vivre dans un système économique dominé par les langues coloniales», explique-t-il. Selon lui, il existe de nombreux récits oraux de punitions subies par des parents qui apprenaient ces langues à leurs enfants.
Pour Katrina Esau, l’impossibilité de parler sa langue maternelle reste «une blessure». Il y a encore des mots en n|uu pour lesquels il n’y a aucun équivalent en afrikaans, dit-elle. «C’était décourageant et cela le reste, comme je suis la seule à pouvoir parler la langue», confie-t-elle d’une voix douce.
Dans sa quête pour la renaissance du n|uu, elle a ouvert avec sa petite-fille Claudia Snyman, 33 ans, une école pour enseigner la langue, qui utilise des caractères spéciaux dans l’écriture pour désigner les clics verbaux. Toutes les deux ont aussi fait paraître en 2021 un livre pour enfants intitulé !Qhoi n|a Tijho («La tortue et l’autruche») et contribué au tout premier dictionnaire n|uu, avant une application à laquelle elles travaillent.
«C’était difficile d’apprendre la langue, mais j’ai tenu bon», raconte Claudia Snyman. La première fois qu’elle a entendu parler n|uu, «j’ai su que j’irais plus loin» et «on fait tout ce qu’on peut pour sauver cette langue».
Sa grand-mère, qui n’a jamais été à l’école, s’est vu décerner en 2023 un diplôme honoraire de l’université du Cap pour ses efforts pour sauvegarder la langue n|uu. Et le gouvernement sud-africain, qui l’a honorée du titre de «trésor humain vivant», l’invite régulièrement à des célébrations sur le patrimoine national. Mais malgré cela, elle peine à joindre les deux bouts.
Pour que la langue n|uu survive, dit-elle, le gouvernement devrait verser des bourses à ceux qui travaillent à cet objectif. «Je suis heureux qu’elle tente de toutes ses forces de transmettre la langue», commente, admiratif, son fils Prince Charles Tities. «Ça me fend le cœur de penser qu’un jour, elle ne sera plus là. Que deviendra cette langue?»