Avec la pianiste Danae Dörken, Pascal Schumacher confronte, autour de la figure de Philip Glass, le monde du classique et celui du jazz. Au bout, un disque récompensé en Allemagne d’un Opus, des clichés qui tombent et des perspectives qui naissent. Rencontre.
Pascal Schumacher continue d’enrichir son armoire à trophées : après un Django d’Or en 2005 et le prix ECHO-Jazz en 2012, le vibraphoniste luxembourgeois a remporté cette année un Opus Klassik dans la catégorie «Nouvelle musique».
Au centre, la figure majeure de Philip Glass, 88 ans, qu’il compte questionner sur trois albums, dont deux déjà sortis en 2024, mettant côte à côte ses morceaux et ceux du célèbre compositeur.
Sur le premier, il affiche son penchant de plus en plus prononcé pour l’électronique. Sur le second, celui primé, il s’acoquine avec les codes du classique grâce à sa rencontre avec la pianiste germano-grecque Danae Dörken. Au bout, un disque élégant et hypnotique, une amitié musicale et de nouvelles idées qui confirment sa position : celle d’éviter les catégorisations faciles. Rencontre.
Que représente Philip Glass pour vous ?
Pascal Schumacher : C’est une idole, un exemple. Je me reconnais dans son travail et dans cette liberté d’être sur différents fronts. C’est d’ailleurs une chose qu’on me reproche. On me dit souvent : « concentre-toi plus sur ça ou ça ». C’est vrai que ma musique serait plus facile à vendre, mais je serais malheureux. Lui a toujours eu plein d’étiquettes et ça me rassure quand quelqu’un l’assume et arrive à en tirer parti.
Est-ce ce côté touche-à-tout, à la fois populaire et savant, qui vous attire chez lui ?
Oui, choisir de ne pas choisir. Sa carrière en atteste : il a composé des opéras, de la musique de film, de chambre, des symphonies… Il a collaboré avec Ravi Shankar et David Bowie. Bref, il est insaisissable alors que, régulièrement, on retrouve chez lui ces petits détails, subtils, qui font son ADN : les enchaînements d’harmonies, un accord mineur qui devient majeur… Ce sont des choses simples, mais inhabituelles. Elles ne heurtent pas l’oreille, mais la chatouillent et questionnent. Mon seul étonnement, c’est qu’il n’ait jamais touché au jazz.
Pourquoi, selon vous ?
Ça, je ne sais pas. Si je le rencontre un jour, c’est la première question que je lui poserai (il rit). C’est surprenant, car c’est quelqu’un d’ouvert d’esprit qui a vécu les meilleures années du jazz aux États-Unis. Je ne pense pas qu’il ait un souci avec ça, et je ne connais pas non plus toute son œuvre. Je vais continuer à fouiller : peut-être que j’aurai une surprise!
Pourquoi cet hommage en trois disques ?
J’avais envie de passer un long moment en sa compagnie. Déjà, il y avait cette œuvre immense, et y mettre juste le bout de son nez dedans me paraissait peu judicieux. Ensuite, il y a cette forme musicale, répétitive. En s’y penchant, on remarque que le chiffre 3 revient : une partie est reprise trois fois, il y a trois grands mouvements… Habituellement, un musicien va le faire deux, quatre ou huit fois, pas trois! C’est un joli chiffre, mais ce n’est pas commun.
Notre but ? Faire du piano et du vibraphone une sorte de supermachine
Glass One, disque resserré à quatre morceaux, se devait-il d’avoir une suite plus ample ?
Les deux sont liés : volontairement, je termine Glass One avec la chanson Don’t You Dare, étonnante, qui renvoie la balle au prochain album. Et puis, ce premier disque a été un tournant : mon habituel producteur s’est en effet retiré de la musique. Je me suis alors tourné vers Terence Goodchild, qui assiste Nils Frahm. On a enregistré au célèbre Funkhaus à Berlin, avec une autre façon de prendre le son, d’utiliser l’électronique… C’était un sacré virage ! Et puis, sur cet album, la moitié des morceaux sont de Philip Glass. Avoir ces musiques qui n’étaient pas de moi amorçait quelque chose de nouveau.
Sur Glass Two, vous vous associez à la pianiste Danae Dörken. Était-elle aussi familière de l’univers de Glass ?
Clairement ! Elle a même sorti un disque sur lui, enregistré à quatre mains avec sa sœur, également pianiste. C’est rare, car habituellement les pianistes ne se frottent pas à ce genre de compositeur. Un peu par snobisme d’ailleurs, car la musique est trop simple ou sans but évident. D’autres, au contraire, y montrent de l’intérêt, car la virtuosité ne tient pas au nombre de notes par seconde que l’on joue…
Comment s’est faite votre connexion ?
Nos maisons de disques appartiennent à la même boîte. Moi, je cherchais un ou une pianiste. Pour un vibraphoniste, ça tombe sous le sens, car les deux instruments se marient bien. Et je voulais quelqu’un d’issu du classique, non du jazz, ne serait-ce que pour respecter l’ADN de Glass. Mais aussi avoir cette rigueur, une autre manière de penser. Il fallait juste trouver la personne qui ait une ouverture d’esprit pour ça. Je l’ai trouvée et, en plus, elle est trop sympa !
Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans cette association piano-vibraphone ?
Ce sont deux instruments à percussion, ce qui implique d’être très précis pour que ça sonne juste. On ne peut pas tricher comme avec un violon ou un saxophone, aux notes qui s’étirent. Là, on est ensemble, sinon rien ! C’est même le but ultime du projet : que piano et vibraphone ne fassent qu’un. Une sorte de supermachine.
Danae est plus cool que les musiciens jazz avec qui je travaille !
En juin, Glass Two a reçu un Opus Klassik. Selon vous, quels sont ses charmes ?
Notre association. Je ne connais pas d’album où une pianiste classique joue avec un musicien moins classique, voire classé jazz. Le plus drôle, c’est qu’on s’est vite rendu compte qu’on venait de deux mondes différents, notamment pour les concerts. On a alors dû faire des compromis : j’ai accepté de faire ces saluts au public à tout bout de champ, et elle d’avoir des surprises dans les concerts, ce que le musicien classique ne connaît pas. Bref, pour elle, Glass Two est son projet le plus rock’n’roll et pour moi, le plus classique.
Qu’en ont dit les critiques en Allemagne ?
Les puristes n’ont pas aimé les synthétiseurs présents sur certains morceaux. En même temps, il y en avait plein le studio et Danae s’est véritablement éclatée. Elle était là : « putain, c’est trop cool! ». Elle n’avait jamais fait ça de sa vie.
Était-ce important de rester dans le minimalisme, alors que vos instruments offrent une palette rythmique et harmonique étoffée?
Déjà, chez Glass, il n’y a pas de mélodies, en dehors peut-être de ses musiques de film. Lui, il écrit des cellules, des harmonies, des ambiances où, c’est vrai, on peut imaginer mettre des mélodies dessus. Prendre ça comme une grille, un accompagnement, c’était le danger. Non, il fallait rester au cœur de ces répétitions et leurs revirements. D’ailleurs, quand on lui demande de décrire sa musique, Glass parle de fleuve souterrain, celui que l’on ne voit pas, mais qui est toujours là, prêt à se faire entendre.
Fin septembre, vous avez sorti Religion, un nouveau titre, toujours avec Danae Dörken. Faut-il y voir le signe d’une collaboration qui va se poursuivre ?
On va déjà se voir sur les concerts, car dans le classique, ils programment longtemps en avance. Là, on a des dates prévues pour le printemps 2027 ! Pour elle, c’est normal, mais pour moi, c’est bizarre, car on perd en spontanéité, en fraîcheur. Du coup, on va tuer le temps en enregistrant un autre disque, mais pas sur Glass. Pourquoi pas Erik Satie ? Ça se prêterait bien. Et on pourra le jouer sur scène en 2029 ! (Il rit)
Demain, vous êtes sur la scène de l’Echter’Classic Festival. Comment voyage ce disque depuis un an ?
On l’a joué une dizaine de fois, surtout en Allemagne, et à une seule occasion au Luxembourg, dans la chapelle de Clervaux. La musique étant un art vivant, la matérialiser sur scène est sensé. Surtout, c’est amusant d’en parler, de mettre sur table nos ressentis, de trouver des ajustements, de la faire évoluer…
Danae n’a jamais eu l’habitude de cette liberté et elle s’en amuse. À chaque interview, elle le dit : « On change des trucs à la dernière minute. C’est drôle ! ». J’ai eu de la chance de la rencontrer : c’est une personne simple et détendue. Elle est plus cool que les musiciens jazz avec qui je travaille !
Samedi, à Berlin, il y a une cérémonie en l’honneur de votre Opus. Qu’avez-vous prévu ?
On joue douze minutes dans l’église Sainte-Élisabeth et après on reçoit notre prix, comme les autres lauréats. Et dimanche, c’est le gala, avec la télévision ZDF, Lang Lang… et Désirée Nosbusch. On va en profiter pleinement.
Êtes-vous étonné du peu d’échos que cette récompense a eu au Luxembourg ?
Je ne sais pas. En 2022, Francesco (Tristano) l’a eue lui aussi et peu en ont parlé. Oui, il doit bien y avoir des explications : la saturation du marché culturel, l’intérêt décroissant des journaux… Vous êtes une espèce en voie de disparition !
À quand, alors, Glass Three, et sous quelle forme ?
On commence les enregistrements en 2026. Il y aura des compositions d’autres, les miennes et du Philip Glass, bien sûr ! Le tout avec l’orchestre de chambre du Bade-Wurtemberg.
Allez-vous envoyer votre triptyque à Philip Glass ?
Évidemment. Déjà, sur les deux premiers disques, on a eu des retours de son équipe, des likes sur Instagram. C’est déjà ça! Ça reste quelqu’un d’abordable, mais ce n’est pas dans ma nature d’aller le déranger. Monter à New York pour faire un selfie avec lui, non merci! La musique parle pour moi.
Pascal Schumacher et Danae Dörken sont sur la scène de l’Echter’Classic Festival, ce vendredi à 20 h. Le festival démarre aujourd’hui et se déroulera jusqu’à dimanche.