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[Musique] Bright Eyes, clarté folk


(photo Nik Freitas)

Bright Eyes, alias Conor Oberst, est le Bob Dylan de la génération Y. Kids Table, son minialbum tout juste sorti, permet de se rafraîchir la mémoire.

Engagé et enragé

C’était hier ou pas loin. Flash-back : au mitan des années 1990, à Omaha, Conor Oberst enregistre solo dans son coin, avant de fonder Bright Eyes en 1998 et de rejoindre Saddle Creek, label familial. Oberst admire Bob Dylan et Leonard Cohen, écoute Elliott Smith et les auteurs-compositeurs lo-fi de la décennie, alors il cultive un style confessionnel rapproché de la sensibilité DIY de ses aînés. La formule musicale de Bright Eyes ?

À mi-chemin entre la candeur folk et l’urgence punk, sinon entre le dépouillement et l’exubérance. Dans les meilleurs moments, une chanson démarre sur un souffle acoustique, pour la terminer dans un déluge d’instruments ou de bruitages insolites – il faut écouter l’impressionnante I Believe in Symmetry. L’album Lifted or The Story Is in the Soil, Keep Your Ear to the Ground (2002) renvoie à ce kaléidoscope, nourri aussi bien d’arpèges folk que d’orchestrations luxuriantes chargées de cuivres, de cordes et de vibraphone.

Sur le plan du contexte politique, le groupe gagne en notoriété à l’aube de la présidence de George W. Bush. En 2004, il joue avec Bruce Springsteen et R.E.M. dans une tournée anti-W, alors qu’en 2005, Conor chante la «protest song» When the President Talks to God sur le plateau de Jay Leno.

Voilà qui l’inscrit donc dans la tradition des chanteurs «engagés», tout en le distinguant de certains de ses pairs indie plus timorés, mais pas de panique : Oberst cultive son introspection lettrée plutôt qu’une posture de barde pontifiant. Dès 2002, le New York Times ou Rolling Stone célèbrent Conor Oberst, pendant que Pitchfork raille les «divagations narcissiques d’un jeune auteur qui se croit d’une profondeur pénétrante». Aïe. Il faut dire qu’il n’y va pas de voix morte.

Dès son premier album compilant des chansons écrites à 15-16 ans (A Collection of Songs, 1998), il mélange la guitare acoustique lo-fi, les ballades au bord de la rupture vocale et les incursions de boîtes à rythmes et synthétiseurs. Son timbre est chevrotant, à la limite de la justesse; il y a cette fusion non paradoxale entre le chant parfois faux et le parler «vrai». Les fêlures et les imperfections sont comme des gages d’authenticité, même si Oberst est parfois menacé de «ThomYorkisme», soit de lamentations sans mur (du son) pour les stopper.

La folie de la grandeur

Conor Oberst est un parolier prolifique; on parle de plus de 100 chansons écrites avant ses 25 ans. Sa maturité thématique – suicide, addictions, désillusions politiques – fait de lui un prodige torturé. Oberst nourrit ses textes de métaphores qui reviennent au galop (miroirs, horloges, fièvres, funérailles dans l’album Fevers and Mirrors en 2000) et glisse des références littéraires ou bibliques.

Sur Gold Mine Gutted, qui ouvre son chef-d’œuvre Digital Ash in a Digital Urn (2005), il fait un clin d’œil à Don DeLillo en même temps qu’il place son désarroi nocturne sous l’égide de l’auteur de l’énorme Outremonde (1999). D’autres morceaux citent Shakespeare ou la Bible (Four Winds en 2007), ou empruntent leurs titres à des concepts ésotériques et spirituels (Cassadaga en 2007, The People’s Key en 2011). C’est indéniable, il y a chez Oberst le poids des grands textes et des grands questionnements, et pour un type aussi jeune, un sérieux presque trop… sérieux.

Et puis Oberst a tendance à faire dans l’hyperbole et l’emphase, à la manière d’un adolescent qui voudrait en mettre plein les oreilles, comme dans The Calendar Hung Itself…, où il recrée l’épanchement d’une rupture amoureuse estudiantine avec une intensité hystérique; sa voix y est tour à tour suppliante et rageuse, déversant des images d’obsession avec maladresse, mais quoi dire d’autre, à part que c’est sublime. Avec lui, le chagrin d’amour prend des allures d’apocalypse personnelle.

Oberst joue de cette image de poète maudit en quête d’empathie, il pousse l’autodérision jusqu’à inclure sur Fevers and Mirrors une fausse interview où un acteur l’imitant déclare cyniquement : «J’écris ces chansons pour qu’on me plaigne, j’adore sentir le poids brûlant des regards quand je murmure mes secrets les plus sombres», avant de nier toute quête d’attention. Déjà, à 20 ans, Conor Oberst réfléchit à son propre mythe d’artiste torturé et s’amuse à le bousiller. Pour le citer : «Il faut bien que tes yeux pleuvent un peu si tu veux grandir» (sur le beau Bowl of Oranges).

Variations sur le tourment

Mais revenons à 2005, il y a vingt ans pile. Là où Outkast, deux ans avant, lâche le gargantuesque et génial Speakerboxxx/The Love Below, Oberst sort un double album séparé, d’un côté I’m Wide Awake, It’s Morning dans la lignée de ce que le public attend d’Oberst – arpèges de guitare, harmonica dylanesque, duo avec Emmylou Harris – et de l’autre un Digital Ash in a Digital Urn composé de claviers froids, de boîtes à rythmes métronomiques, d’effets électroniques et de chaos magnifique.

Oberst expérimente les textures sonores, mais il garde ses thèmes de prédilection : la peur de la mort, la quête de sens et la tentation du fatalisme. Easy/Lucky/Free pousse à l’extrême sa réflexion sur la mortalité : «Il n’y a rien d’aussi facile, chanceux ou libérateur que la mort», dit le narrateur, tout en cherchant des «motifs dans le bruit statique d’une mer infinie»; c’est l’image d’un homme en deuil guettant un signe de l’au-delà. Alors qu’il semble trouver du réconfort dans l’idée d’un grand repos final, la chanson se termine par un bégaiement electro, la bande se met à jouer à l’envers avant d’être brutalement coupée, comme si lui-même n’y croyait qu’à moitié. C’est cette tension entre l’aspiration au sens et le doute existentiel qui résume en fait l’écriture d’Oberst, et qui continue de traverser ses textes.

Sur l’album Five Dice, All Threes (2024), il s’interroge sur le jeu du destin et du hasard : chaque petite coïncidence de la vie cache-t-elle un dessein qui nous échappe ? C’est l’obstination d’Oberst : sonder les liens entre ses démons (alcool, solitude, dépression) et les grandes questions métaphysiques ou sociales de son époque (l’abus de pouvoir, la foi, la fin d’un idéal collectif). Qu’il parle de pensées suicidaires, comme dans Tiny Suicides (2024), ou qu’il s’autoflagelle devant une glace déformante – «Je déteste le chanteur protestataire qui me fixe dans le miroir», sur Hate (2024) –, il confirme l’évident constat musical ou littéraire qui dirait que plus un texte est personnel, plus il est universel.

Et Bright Eyes devint un classique

Après une décennie 2010 dispersée par les projets parallèles, le retour est net en 2024 : Five Dice, All Threes est autoproduit à Omaha, Oberst chante, notamment en compagnie de Cat Power et de Matt Berninger (The National), des morceaux qui tanguent encore entre espoir et pessimisme. En prolongement du précédent et accompagné des fidèles Mike Mogis et Nate Walcott, le tout frais Kids Table la joue plus léger, mais quand même «dark»; dès l’ouverture, il y a des pleurs d’un bébé, comme il y avait des larmes entre les lignes mélodiques de Easy/Lucky/Free.

Une naissance ? Une renaissance ? Shakespeare croise Salman Rushdie, Candice Bergen, Joe Strummer, jusqu’à Mme Pervenche de Cluedo. La reprise de Sharp Cutting Wings (à l’origine interprétée par l’une de ses idoles, Lucinda Williams) tremble juste. 1st World Blues fait un pas ska-reggae. Dyslexic Palindrome accueille Alynda Segarra (du groupe Hurray for the Riff Raff), croisant sa voix éraillée à celle, plus claire, de son invitée sur un texte qui fustige la complaisance du monde face au capitalisme. L’ère pop dominante n’est plus la même qu’en début de siècle, mais Bright Eyes creuse un peu plus la veine «classic Conor Oberst» sans faire dans la redite nostalgique.

Sur scène (tournées aux États-Unis, en Europe et en Asie), le groupe continue de soutenir des causes (The Poison Oak Project en faveur de la communauté trans) et de mélanger ses morceaux intemporels et ses nouveautés, pendant ce temps-là, le public s’élargit dans la fosse : aux fidèles s’ajoutent la génération Z, parfois venue par l’entremise d’artistes contemporains admiratifs comme Phoebe Bridgers.

Conor Oberst ne court pas les classements, même si 2005 a vu Lua et Take It Easy (Love Nothing) culminer, Kids Table est un petit album, aussi bien par sa simplicité que par sa durée, qui vaut mieux que des disques actuels surchargés, tant dans la production que dans le «tracklisting». Ça fait parfois encore du mal de l’écouter, mais ça fait toujours du bien de le retrouver.

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