Thérapeutique ou récréative, stimulante ou hallucinogène, naturelle ou synthétique… La drogue est racontée dans une vaste enquête qui retrace son usage et son impact depuis l’Antiquité. Gorgée d’anecdotes, elle pointe du doigt les répétitions de l’Histoire.
Quand la collection Encrages est née, en 1997, Delcourt espérait surfer sur la vague des récits en noir et blanc, intimistes et à contre-courant, dans le sillage du succès de L’Association. Près de trente ans plus tard, la perspective est différente, et sous une même étiquette sont désormais réunis des romans graphiques à la qualité inégale, mais aux positions communes : interroger l’état du monde, par le biais soit de la biographie, soit de l’enquête. Dans le lot, de belles et récentes réussites, que l’on évoque les destins de Gisèle Halimi (2023), d’Elon Musk et d’Orson Welles (2024) ou, dans un autre registre, l’étude sur les violences faites aux femmes, sortie il y a seulement quelques semaines (Les Combattantes).
Dans ce sens, alors que le trafic de stupéfiants et la réponse qui lui est faite ne quittent plus l’actualité, déroulant tous les jours leur lot de morts, de nouvelles substances et de dérives sécuritaires, un ouvrage se devait de retracer l’histoire des drogues, leurs usages et leurs impacts, afin d’y voir plus clair dans un système qui, c’est un fait, perdure depuis des siècles, répétant les mêmes schémas (de développement, de diffusion) et les mêmes erreurs (notamment en termes de répression). C’est à ce constat qu’arrive l’auteur, Jean-Pierre Pécau, connu jusque-là pour ses fictions et moins pour l’investigation. D’où, peut-être, le ton décontracté qu’il adopte régulièrement, tranchant avec le sérieux de ses recherches.
Modernité oblige, celles-ci démarrent et s’achèvent avec la crise des opioïdes qui frappe les États-Unis depuis les années 2000. Les produits sont connus (fentanyl, OxyContin) et certaines de leurs victimes aussi : Prince, Tom Petty, Coolio, Mac Miller, Logan Williams… En 2017, on recensait quelque 70 000 décès dus à une surdose, soit plus que les accidents de la route et les morts par arme à feu réunis.
En Amérique, l’espérance de vie moyenne chutait alors pour la première fois depuis 1918 et l’épidémie de grippe. Un désastre sanitaire qui touche aveuglément tous les âges et toutes les classes sociales, que ni le président fraîchement élu Donald Trump ni la DEA (Drug Enforcement Administration) n’avaient vu venir. Pourtant, à regarder de plus près le passé, ce n’est pas les exemples (et les avertissements) qui manquent.
Oui, l’Histoire se répète. C’est même le constat principal de Drogue, qui dresse une équation imparable, valable aussi bien pour l’opium, la cocaïne, l’héroïne et la morphine : au départ, il y a la découverte, parfois hasardeuse, par la science, d’un produit, un «remède miracle» censé sauver des vies ou combattre la douleur.
À partir de là, dans tous les cas, la machine s’emballe : l’utilisation médicale, toujours de «bonne foi» au départ (surtout quand elle rapporte beaucoup d’argent aux laboratoires), est détournée et à ce dévoiement succèdent l’addiction, puis l’interdiction (en raison des problèmes de santé publique qui s’ensuivent) avec, au centre, la guerre comme principal vecteur de propagation. Sur dix-huit chapitres liés entre eux, Jean-Pierre Pécau traverse les siècles et en revient les bras chargés d’anecdotes.
Arrêter la vague est du domaine de l’utopie
Comme celle concernant l’Angleterre du XIXe siècle, «premier narco-État du monde» après sa décision (avec l’appui d’autres colonies) d’inonder de force la Chine d’opium. «Le plus gros deal jamais réalisé en la matière», soutient l’auteur. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, aucune organisation «ne lui arrive à la cheville». Justement, c’est à la France (et aux Corses) que l’on doit l’existence du cartel tel qu’on le connaît dans son fonctionnement (imité ensuite par la Colombie ou le Mexique) à travers la «French Connection».
On apprend aussi que les vertus de la feuille de coca (anesthésique, antidépresseur) ont permis le développement et la survie de l’Empire inca au Pérou. Ou encore que les champignons hallucinogènes (les «psilos») sont «cinq à dix fois» plus puissants une fois digérés, à condition d’accepter de boire… de l’urine.
Drogue, calé sur l’avancée de l’humanité, est donc traversé par de nombreux conflits et des guerriers-soldats «défoncés» puis accros, des Scythes à l’armée de Napoléon, mécontent de l’effet du haschisch sur ses troupes durant la campagne égyptienne. Sans oublier les deux guerres mondiales, la première menée à coup de «cocaïne, de rhum et de pinard», et la seconde, «de speed, de vodka et de whisky».
Mise en images par le trait sobre de Nicolas Otero, relevant avec efficacité les propos, et les couleurs, où le gris domine, de 1ver2ânes, cette «histoire mondiale» s’achève sur plusieurs observations : la consommation de drogues, devenue récréative (notamment depuis les années 1960-1970, décennies où elle est entrée dans la pop culture), s’est développée dans toutes les couches de la société.
Synthétique, elle est plus puissante, contourne les interdictions et se trouve sur internet d’un seul clic, spécialement «marquetée» pour les jeunes. D’une «dizaine de substances» connues, «altérant notre conscience», on est passé désormais à plus d’une centaine. «Et ce n’est que le début!», prévient Jean-Pierre Pécau. Autant dire que la répression, coûteuse, impuissante et pourtant toujours préférée à la légalisation, n’est pas près d’enrayer le problème. «Arrêter la vague est du domaine de l’utopie», termine l’auteur.