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[Cinéma] Sepideh Farsi : «Ce film, c’est voir à travers les yeux de Fatem»


La cinéaste Sepideh Farsi raconte le travail ayant abouti à Put Your Soul on Your Hand and Walk, le documentaire déchirant né de son amitié avec la photographe gazaouie Fatma Hassona, tuée en avril par une frappe israélienne.

Quand on lui demande quelles photos de Fatma Hassona la touchent particulièrement, Sepideh Farsi s’attarde sur deux images représentant des figures féminines. L’une est photographiée au milieu d’un centre culturel «détruit au début de la guerre» à Gaza. Avec le rosaire qu’elle tient dans la main, «on dirait une icône, une sainte». L’autre exprime encore mieux ce «mélange de force et de fragilité», une silhouette dessinée devant un tas de gravats et un immeuble effondré, dont la photographe fait ressortir l’étrange «géométrie», transpercée par un horizon discret. «Il y a toujours des choses qu’on découvre, différents niveaux de lecture, comme dans toutes les grandes photos.»

Plusieurs d’entre elles sont visibles dans Put Your Soul on Your Hand and Walk, le documentaire consacré à «Fatem», le surnom avec lequel Fatma Hassona signait ses poèmes et que Sepideh Farsi a «rapidement adopté». Pendant un an, la cinéaste iranienne installée à Paris et la photographe palestinienne ont échangé par écrans interposés, cette dernière chroniquant la vie à Gaza en proie aux incessants bombardements israéliens. Jusqu’à ce que l’un d’eux la tue avec sa famille, le 16 avril dernier, au lendemain de la sélection du film à l’ACID, section parallèle du Festival de Cannes. C’est au milieu des clichés de la photographe, actuellement exposés au cinéma Utopia à l’occasion de la sortie du film, que Sepideh Farsi est revenue pour Le Quotidien sur cette rencontre artistique, amicale et humaine.

Nous connaissons le dénouement tragique avant même d’avoir vu le film. Sa force, c’est de parvenir à le faire oublier, si ce n’est pour certaines phrases prononcées par Fatma Hassona, qui semblent prémonitoires…

Sepideh Farsi : Au tout début, quand je revoyais le film, effectivement, j’avais une lecture différente de certains passages et je me disais « c’est comme si elle décrivait déjà sa propre mort », alors que je sais que, bien que consciente du danger, ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, je prends ça dans la figure, mais autrement. Le temps m’a fait voir beaucoup de choses différemment. J’ai un peu plus de distance avec le film, mais quand il commence, pour moi, elle est toujours vivante, elle est là. Beaucoup de spectateurs disent qu’au long de ces deux heures, ils se sont fait une amie, puis qu’ils l’ont perdue. Je crois que cet effet-là, il est fort.

Qu’est-ce qui relie une cinéaste iranienne exilée en France et une photographe gazaouie, libre d’exercer et de partager son travail, mais dans un environnement où le danger est constant ?

C’est toute une série de paradoxes. Dans ma jeunesse, je suis d’abord allée en prison, puis j’ai été assignée à résidence, interdite de faire des études et de quitter le territoire pendant plus de trois ans avant de pouvoir quitter l’Iran. Ce sentiment d’être bloquée, je le connais. Même si je ne suis plus du tout dans cette situation aujourd’hui, mes films sont toujours censurés dans mon propre pays. Fatem, elle, est née à Gaza et est morte assassinée à Gaza. Il y a ce dénominateur commun de femmes qui font des images et qui ont dû se battre pour exercer ce métier et trouver un moyen d’expression. Même si c’est très différent : ses photos, Fatem les a payées de sa vie – parce que l’attaque sur sa maison était ciblée, ça a été revendiqué par l’armée israélienne, et l’enquête de Forensic Architecture détermine de façon très précise que c’était le cas. En tant que cinéaste femme et iranienne, j’ai dû me heurter à pas mal de difficultés, toutes proportions gardées, mais je pense que tout cela a aidé à nous rapprocher, à nous permettre d’échanger plus intimement et plus profondément.

Un élément essentiel de sa personnalité, c’est ce sourire qui ne la quitte jamais. Comment l’interprétez-vous ?

Pour moi aussi, c’était une interrogation, sa façon d’arborer ce sourire radieux. Quand je lui ai fait part de mon malaise vis-à-vis de cela, elle m’a répondu « c’est normal ». Avec le temps, et en revoyant les images, je me suis rendu compte que ce n’est pas toujours le même sourire. Parfois, c’est un sourire de résistance, une façade; parfois, c’est un vrai sourire de joie; parfois, c’est un sourire absent, fatigué ou mélancolique. C’est en tout cas quelque chose de très particulier et dominant chez elle, et que j’ai pu retrouver chez d’autres Palestiniens : un sourire de non-résignation.

Entre le début du tournage, en avril 2024, et la première à Cannes, il s’est passé un an et un mois. C’est très rapide. Quand avez-vous ressenti la nécessité d’un tel film ?

En fait, j’ai été tiraillée tout au long du travail sur ce film entre deux sentiments : d’une part, la patience nécessaire pour trouver la forme adéquate, la bonne structure et le contenu émotionnel, et de l’autre, l’urgence de montrer le film, de témoigner de cela, car le sentiment que ça pouvait s’arrêter n’importe quand était présent dès le début. Au cours de cette année, je filmais, j’apparaissais à l’écran et je montais le film en parallèle. Deux mois après le début du tournage, j’avais déjà une version de deux heures, très différente de la version finale du film, que j’ai envoyée à Venise et qui a failli être sélectionnée. Mais je m’étais dit que c’était trop précipité et, de toute manière, je n’avais jamais arrêté de tourner. Mon but était, à défaut de pouvoir aller moi-même à Gaza, d’en être le plus près possible. Les gens avaient besoin de savoir ce qui s’y passait, on ne nous montrait pas ce qu’il fallait montrer, pas d’assez près en tout cas. C’est ce que j’ai essayé de faire avec Fatem.

Ses photos, elle les a payées de sa vie

Sur la question de la forme, vous tournez au smartphone…

Ce choix s’est fait pour deux raisons. L’une était d’être à la même hauteur que les images que je recevais et qui, même avec une basse résolution, étaient belles, très fortes plastiquement. Cela aurait été contre-productif de filmer de manière très propre des images qui, par nature, étaient fragiles et pixélisées. L’image est moins définie, mais plus humaine, plus ouverte. L’autre raison est que, cette guerre, on la vit comme ça, sur les réseaux sociaux.

Y a-t-il des images que vous regrettez aujourd’hui de ne pas avoir montées ?

Je ne sais pas. C’est étrange, car depuis la première du film, on est entré dans une autre phase de l’horreur. Pourtant, j’ai l’impression d’avoir couvert une partie assez conséquente de ces deux années de génocide. Sans Fatem, je n’aurais de toute manière pas pu continuer. Si je mettais d’autres images, ça deviendrait un autre film, pas une suite, mais autre chose : pour ça, j’aurais besoin d’aller sur place pour pouvoir vraiment filmer. Put Your Soul…, c’est voir à travers les yeux de Fatem et vivre avec elle.

L’agence de presse palestinienne vient de révéler que le mois de septembre 2025 a été le plus meurtrier depuis le début de la guerre. Cette arme qu’est le cinéma est-elle de moins en moins efficace ?

Je suis assez ambivalente à ce sujet, parce que, oui, d’abord, je crois en effet qu’on n’a jamais vu autant d’images d’un génocide en direct, ou presque. Ce qui est fou, c’est que ça ne suffit plus pour arrêter les choses. D’un autre côté, jamais un film n’a stoppé une guerre. C’est toujours un cheminement progressif. Je pense que ce film a un réel pouvoir, et c’est évidemment en grande partie grâce à Fatem, à son sourire, à tout ce qu’elle raconte. Cela a suffi pour me donner cette illusion que les choses allaient vraiment changer – ce sera peut-être le cas, mais pas aussi vite que je l’aurais voulu.

Fatma Hassona a été tuée le 16 avril, au lendemain de l’annonce de la sélection du film à Cannes. Cette simultanéité des évènements vous a-t-elle tourmentée ?

Oui, évidemment, je me suis tout de suite posé la question : est-ce que c’était à cause du film? Je ne sais pas dire avec certitude si c’était ça ou son travail de photographe, ou les deux. Son nom n’était d’ailleurs pas révélé dans l’annonce de la sélection, donc, quand je lui ai annoncé la nouvelle, elle savait, mais le reste du monde ne savait pas que c’était Fatma Hassona. En revanche, dans les semaines avant son assassinat, elle avait fait deux interviews majeures en langue arabe avec Al Jazeera et avec AJ+, où elle parlait face caméra de sa détermination à documenter le génocide. Ces interviews, je les ai découvertes après, je ne les connaissais pas. Il y avait des choses comme ça que, parfois, elle ne me disait pas.

À plusieurs occasions, vous avez pour elle des mots qui sonnent comme la promesse que cet enfer se terminera. On peut l’interpréter comme votre façon de lui donner du réconfort ou se demander si ce n’est pas plutôt vous qui cherchez une forme d’espoir…

Un peu des deux. J’ai passé toute cette année à craindre pour sa vie et espérer qu’elle survive. Les deux à la fois. Quand vous êtes attaché à quelqu’un aussi intimement que je l’ai été à elle – je pense que c’était réciproque – et que vous la voyez dépérir, vous ne pouvez rien faire d’autre qu’être à l’écoute. Moi, je ne suis pas une psy, j’étais là en tant que cinéaste, évidemment, mais aussi en tant qu’amie. Ce sont les mots de réconfort que vous donnez à quelqu’un que vous voyez aller mal, et vous ne pouvez rien faire. C’est une grande frustration, mais c’est votre seule possibilité.

Put Your Soul on Your Hand and Walk,
de Sepideh Farsi. Actuellement en salle.

Le film sera projeté le 10 octobre à 14 h au festival du Film arabe de Fameck,
suivi d’une table ronde sur le thème «Regards croisés entre journalisme et cinéma».