Alex Bodry, dans son rôle de constitutionnaliste, retrace les 25 ans du règne du Grand-Duc Henri, marqués par des chamboulements au niveau de la loi suprême. Sur la base de la Constitution révisée, en vigueur depuis 2023, le rôle du futur Grand-Duc Guillaume va évoluer.
Dans son livre Le Luxembourg, son régime politique et ses institutions, Alex Bodry analyse l’évolution de la monarchie constitutionnelle. Le conseiller d’État évoque les changements majeurs de ces dernières années et le rôle du Grand-Duc au XXIe siècle. Il tire aussi le bilan du règne du Grand-Duc Henri et dresse les contours de l’action du futur chef de l’État, le Grand-Duc Guillaume.
Quelles sont les circonstances dans lesquelles le futur Grand-Duc Guillaume prendra les rênes du pays ?
Alex Bodry : Le changement de chef de l’État constitue dans chaque pays une étape importante. Dans la plupart des pays, la décision tombe dans les urnes. Dans une monarchie, la succession se fait encore souvent sur la base d’un pacte de famille. Au Luxembourg, la nouvelle Constitution de 2023 règle désormais l’ordre de succession. Au-delà de ces aspects plus formels, un changement de règne doit, selon moi, toujours être une occasion de mener une réflexion sur l’état du pays, sur son identité, sur son développement futur. À côté des festivités, un tel évènement devrait donc aussi permettre de mener, en tant que collectivité, un exercice de conscience sur l’avenir.
En 2000, le Grand-Duc Jean avait estimé que le moment était venu de « transmettre la responsabilité à la prochaine génération ». Son fils Henri avait alors 45 ans. Guillaume va devenir Grand-Duc à l’âge de 43 ans. À quoi faut-il s’attendre pour son règne ?
Je pense qu’il aura une approche semblable à celle de son père. Le Grand-Duc Henri avait annoncé, au moment de son avènement au trône, vouloir appliquer un nouveau style, sans rompre avec les pratiques. Le même principe devrait valoir pour Guillaume. Toutefois, les monarques sont aussi des êtres humains. Chacun a d’autres sensibilités, peut-être aussi d’autres priorités. Cela va se refléter dans l’action du nouveau souverain. En même temps, il faut souligner que le Grand-Duc, à l’image de la plupart des autres monarques, ne dispose pas de pouvoirs politiques. Ce n’est pas lui qui définit la direction à suivre, contrairement à ce qui se fait dans les pays où le chef de l’État est élu.
La récente révision de la loi suprême a redéfini les attributions du Grand-Duc. En cette année 2025, quels sont encore les pouvoirs qui lui sont attribués dans notre monarchie constitutionnelle ?
Le Grand-Duc doit rester au-dessus de la mêlée politique. Il ne peut pas ouvertement s’opposer à une position du gouvernement ou une décision de la Chambre des députés. Le Grand-Duc conserve toutefois une attribution politique au moment de la formation d’un nouveau gouvernement. Il lui revient de nommer un informateur ou un formateur, sans que cet exercice ne soit ancré dans la Constitution ou dans un texte de loi. Nous avons d’ailleurs consciemment décidé de ne pas spécifier cette attribution dans la Constitution révisée, au vu de la complexité que cela aurait représenté. Aux Pays-Bas, il revient désormais au président du Parlement de nommer un formateur.
État civil. Alex Bodry est né le 3 octobre 1958 à Dudelange. Il est marié et père de deux filles. Juriste de formation, il a suivi des études de droit à l’université de la Sorbonne à Paris.
Dudelange. Alex Bodry siège comme conseiller communal entre 1982 et 1989. Il devient premier échevin en janvier 2000, avant de prendre, en 2004, la succession de Mars Di Bartolomeo comme bourgmestre. Il passe début décembre 2014 le flambeau à Dan Biancalana et sera fait bourgmestre honoraire.
Chambre. De 1984 à 1989, puis de 1999 à 2020, Alex Bodry siège à la Chambre des députés. En 2013, il devient président de la fraction du LSAP. En décembre 2020, il quitte la Chambre pour devenir membre du Conseil d’État.
Gouvernement. Entre 1989 et 1999, Alex Bodry occupe différents ressorts ministériels, dont l’Aménagement du territoire, la Force publique, l’Environnement et la Jeunesse.
Conseil d’État. En décembre 2020, Alex Bodry intègre le Conseil d’État. Depuis septembre 2024, il assume le poste de vice-président.
Au Luxembourg, il est plus compliqué d’introduire une telle pratique, car la Chambre nouvellement élue est présidée par le doyen d’âge en attendant la formation d’un nouveau gouvernement. En fonction de son orientation politique, cela pourrait amener davantage de turbulences. Le Grand-Duc doit cependant faire preuve d’une grande prudence et se concerter étroitement avec les responsables des partis politiques. Par contre, il n’existe pas d’obligation de contreseing par un ministre. D’où la tradition d’annoncer la nomination d’un informateur ou d’un formateur par la voie d’un simple communiqué.
D’une manière plus globale, la Chambre dispose aujourd’hui de davantage de pouvoirs en ce qui concerne le règne d’un souverain.
Oui, comme évoqué, la Constitution règle désormais l’ordre de succession. Il n’y est plus fait référence au pacte de famille de la maison de Nassau, datant de 1783. Nous avons estimé qu’il ne convient plus de régler ce genre de question importante sur la base d’un contrat privé. Dans des conditions exceptionnelles, la Chambre peut même exclure des personnes de l’ordre de succession.
La Chambre peut aussi acter, avec une majorité des deux tiers, que le Grand-Duc a de facto abdiqué si elle constate que le souverain ne remplit pas ses attributions constitutionnelles. Une telle décision ne peut cependant être prise qu’à la demande du gouvernement et après que le Conseil d’État a rendu un avis. Au vu de ces pouvoirs élargis de la Chambre, je défends la thèse selon laquelle le Grand-Duché s’est rapproché d’une monarchie parlementaire.
Il existe très peu de monarchies qui ont été confirmées par voie de référendum
Les voix appelant à transformer le Luxembourg en une république sont peu audibles autour de ce changement de règne. Quels sont les avantages et désavantages des deux régimes ?
La question qui revient régulièrement est : pourquoi la question sur la forme de l’État n’a pas été posée lors du référendum constitutionnel de 2015? J’ai toujours été d’avis que cette question n’y avait pas sa place, car la réponse, peu importe laquelle, aurait suscité plus de questions que de réponses. Si la monarchie avait été plébiscitée, aurait-il encore été possible de changer les passages de la Constitution concernant la fonction du Grand-Duc. N’aurait-il pas réclamé davantage d’attributions? Si la république avait obtenu une majorité – ce que j’exclus a priori, au vu des sondages de ces dernières années –, se poserait toujours la question de la forme que prendrait cette république. Les avis divergent fortement. Il aurait dès lors fallu organiser d’autres référendums pour trancher ces questions.
En 1919, les citoyens ont pourtant été invités à se prononcer sur le maintien de la monarchie ou l’introduction d’un régime républicain.
Aucun parti, à l’exception de déi Lénk, ne réclame un changement de la forme de l’État. À l’époque, une grande majorité à la Chambre était d’avis que la question ne devait pas faire partie du référendum de 2015, d’autant plus qu’en 1919, une large majorité des citoyens s’est prononcée en faveur de la monarchie (NDLR : 77,8 %). Ce référendum date, mais il existe très peu de monarchies qui ont été confirmées par voie de référendum.
Le premier pas vers une loi suprême révisée date de 2008, lorsque le Grand-Duc Henri a refusé de signer la loi sur l’euthanasie. Quel a été l’impact de cette décision ?
La Constitution a immédiatement été amendée, avec la précision que le Grand-Duc ne devait plus sanctionner, mais uniquement promulguer les lois. En même temps, la commission parlementaire en charge de la révision constitutionnelle a lancé une relecture critique des autres dispositions ayant trait au Grand-Duc. L’objectif était d’éviter d’éventuelles mauvaises interprétations des textes. Il a ainsi été décidé de sortir le Grand-Duc de l’ensemble du pouvoir législatif. Son rôle se limite désormais à un pouvoir exécutif, qu’il exerce conjointement avec le gouvernement. Et puis, un des grands acquis de la Constitution révisée est le renforcement de l’indépendance de la justice, où ni le Grand-Duc ni le gouvernement ne peuvent s’immiscer.
Dans votre livre, vous avancez que le rayon d’action du Grand-Duc est d’inciter, d’encourager et de stimuler. Comment cela peut se traduire lors d’un règne ?
Par sa présence à certaines manifestations et certains évènements, il peut mettre en avant ses intérêts et l’importance qu’il accorde à certains sujets. Le fait qu’il n’assiste pas à certains autres évènements est aussi un symbole. Le Grand-Duc peut très bien poser des accents. Dans le domaine politique, il peut, lors des colloques singuliers avec le Premier ministre, mais aussi d’autres ministres, émettre des mises en garde ou attirer l’attention sur certains risques. Le dernier mot appartient toujours au gouvernement. Et puis, en comparaison avec d’autres régimes, où les mandats des chefs d’État sont souvent plus courts, le Grand-Duc représente aussi une certaine stabilité.
Quels sont les accents que pourrait poser le nouveau Grand-Duc ?
Il est important que le souverain se dote d’un large spectre d’intérêts et d’activités. Jusqu’à présent, Guillaume était surtout engagé dans le cadre des missions économiques. Il est aussi fortement impliqué dans la Fondation Kräizbierg, qui encadre des personnes en situation de handicap physique. En tant que chef de l’État, il devra élargir son horizon, comme l’ont fait ses prédécesseurs au fil du temps. La complication sera toutefois de rester proche des citoyens, vivre de manière semblable, alors que la fonction de Grand-Duc requiert une certaine distance. Il n’est pas évident de maintenir ce charme.
Le règne du Grand-Duc Henri a été marqué par l’épisode de 2008, mais aussi par la réforme du fonctionnement de la Cour. Quel bilan tirez-vous de ses 25 années à la tête de l’État ?
Je reste d’avis que 2008 fut un accident, qui n’aurait pas dû se produire. Il aurait pu être évité si le gouvernement de l’époque (NDLR : coalition CSV-LSAP) était intervenu plus tôt. Car, selon mes informations, le Premier ministre Jean-Claude Juncker a été assez tôt au courant que le Grand-Duc aurait de grandes difficultés à signer une telle loi. Ce qui est clair, c’est que la Chambre doit, dans une démocratie parlementaire, avoir le dernier mot. Il est dangereux que le chef de l’État place ses convictions personnelles, aussi honorables soient-elles, au-dessus de sa fonction.
Pour le reste, le bilan est dans sa globalité positif. Je n’ai jamais douté du plein engagement du Grand-Duc Henri. La Grande-Duchesse Maria Teresa en a fait de même, alors qu’elle ne dispose pas d’un statut officiel. Mais, comme chaque membre de la famille grand-ducale, la Grande-Duchesse a une fonction représentative, ce qui lui a permis de s’engager fortement pour les droits des femmes. Même si son bilan est un peu terni, en raison de comportements critiquables.
Que retenez-vous sur le plan institutionnel ?
En fin de compte, le règne du Grand-Duc Henri a amené des clarifications qui étaient nécessaires. Il y a eu des clarifications au niveau des textes de la Constitution, des clarifications en ce qui concerne l’importance du pacte de famille de la maison de Nassau ainsi que des clarifications en ce qui concerne l’administration de la couronne, avec la nécessaire séparation entre la partie publique et la partie privée. Tout cela est positif.
