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[Bande dessinée] «Rouge Signal» : coup de griffe au masculinisme


Pour son entrée dans la BD «adulte», Laurie Agusti signe un thriller glaçant où elle décortique la mécanique sectaire menant à la violence masculiniste. Beau et terrifiant à la fois.

Aux derniers Emmy Awards, fraîchement délivrés, une série s’est illustrée pour son effrayante pertinence : Adolescence, évoquant l’influence néfaste des réseaux sociaux et des discours tout en testostérone sur les jeunes garçons. Au tour de Laurie Agusti de se pencher sur le sujet, car «en parler est nécessaire», soutient-elle auprès des éditions 2042, pour qui elle signe, avec Rouge Signal, sa première BD «adulte».

Et pour cause : depuis 2018, année où elle a commencé à s’intéresser de plus près à cette dérive, «la situation a empiré et le mouvement masculiniste a pris beaucoup d’ampleur». C’est qu’elle s’est énormément documentée, sautant de podcasts à la littérature. C’est pourtant le cinéma, et un film en particulier, qui va donner le rythme et la singularité à son œuvre : Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock (1954).

Ce sont en effet deux mondes qui se confrontent sans le savoir, permettant à l’autrice de jouer avec les «oppositions et les symétries». Dans le rôle du voyeur, il y a Alexandre, trentenaire de classe moyenne. Enfant, pour ses parents, il était «un roi».

Adulte, il se morfond désormais dans son travail et rumine sa solitude, malheureux qu’il est en amour. Pendu à son téléphone, il épluche alors les sites pour y trouver des solutions toutes faites. En bas de chez lui, sur le trottoir d’en face, quatre femmes travaillent dans une onglerie : Marley, Clara, Lulu et Evi font dans le «nail art» (art de décorer les ongles), et avec leurs clientes, discutent de mecs, de sexe, de couleurs et du monde qui les entoure.

Elles ne se doutent à aucun moment de la menace qui pèse sur elles, car Alexandre s’est radicalisé. Depuis sa fenêtre, il regarde dans un mélange de dégoût et d’obsession la boutique, symbole pour lui d’un féminisme exacerbé…

S’inspirant notamment des écrits laissés par les auteurs d’attentats masculinistes aux États-Unis et au Canada, Laurie Agusti détaille la mécanique de cette radicalisation. Alexandre est une figure idéale : il vit seul et porte en lui une frustration qui ne fait que s’accentuer au fil des pages.

Il y a d’abord cette collègue «pistonnée» qui plaît à la direction, puis une autre qui l’ignore après un premier rendez-vous. La haine supplante les fantasmes, et rapidement, puisque «ça fait du bien d’être entre hommes», les discussions avec les collègues dérivent, quand ce ne sont pas les discours en ligne qui lui retournent la tête.

«On est dressés», «elles nous haïssent», «elles ne sont pas libres de tout changer comme ça», peut-on entendre et lire, quand ce ne sont pas des remarques sur le physique ou des insultes. En creux, pour expliquer cet enfermement et cette forme de déshumanisation, on découvre tout un processus nourri par des sentiments d’émasculation (déjà questionnée «à l’Antiquité»), de paranoïa et de déclassement.

Rouge Signal, nom d’une couleur claquante qui sublime les ongles et qui s’allume ici comme le voyant d’une alarme, aurait pu être un livre documentaire d’un réel terrifiant, voire plombant. Il s’impose pourtant comme un thriller haletant, et ce, pour plusieurs raisons : déjà par son découpage au scalpel, offrant une narration fragmentée qui accentue la tension tout au long du récit.

Ensuite par un dessin réalisé à la gouache délavée, à la lumière singulière et aux couleurs omniprésentes (parfois flashy comme peut l’être la palette de Jérémie Moreau, autre auteur de talent de chez 2042).

Au bout, un «page-turner» qui rappelle au passage certaines évidences : que toute émancipation amène toujours à une cinglante réponse en opposition – ici le féminisme face aux mouvements «incel», «MGTOW» (Men Going Their Own Way) ou celui des «pick-up artists», en l’occurrence les coachs en séduction.

Et qu’il faut aussi se méfier d’internet, capable d’imposer les pires plaidoyers, surtout pour ceux qui ne demandent qu’à les entendre.

Rouge Signal, de Laurie Agusti.
Éditions 2042. 

L’histoire

Marley, Clara, Lulu et Evi sont «nail artists» dans une onglerie. Elles sont amies, travaillent ensemble et discutent de tout et de rien avec leur clientèle. Alexandre, de son côté, est commercial dans une société de matériel artistique. Enfermé dans un quotidien morne et solitaire, il ne regarde le monde qu’à travers le filtre de son téléphone.

Il ne sait pas comment aborder Nour et surtout, ne sait plus comment contenir sa colère. En ligne, il commence à fréquenter d’autres «incels» (célibataires involontaires) qui l’initient à la pensée viriliste. Depuis sa fenêtre, il regarde avec un dégoût grandissant la boutique qui se trouve de l’autre côté de la rue…

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