Pendant un an, Charles Vinz et Jessica Lopes ont partagé les trajets domicile-travail d’une dizaine de salariés du Luxembourg. Une expérience sociale inédite qu’ils décortiquent dans un essai illustré et engagé.
Figures bien connues de la scène militante et culturelle luxembourgeoise chacun de leur côté, les voici réunis pour un projet inédit : Jessica Lopes et Charles Vinz publient en cette rentrée un essai socio-politique intitulé «Temps de trajet – Routes, frontières et heures disparues aux marges du travail au Luxembourg».
Une enquête de terrain auprès de 13 femmes et hommes durant leurs aller-retour entre la maison et le travail, qui pointe les inégalités à l’œuvre dans la société.
Télétravail, horaires d’ouverture des commerces, droit au logement, réduction du temps de travail : sous le feutre liner de Charles et la plume de Jessica, cette galerie de rencontres vient percuter les thèmes portés par la gauche dans le débat public – la présidente de l’OGBL et de la Chambre des salariés (CSL), Nora Back, signe la préface.
Une critique illustrée, sourcée et documentée du monde du travail actuel, dont le modèle privilégie certains et en écrase d’autres.
Que trouve-t-on concrètement dans ce livre?
Charles Vinz : Pendant un an, nous avons accompagné des gens aux profils divers lors de leurs trajets domicile-travail. Et on a ensuite transformé ça en roman graphique, avec mes illustrations et des textes de Jess, qui abordent à la fois l’impact des trajets sur la vie de ces personnes, et d’autres thématiques liées au temps de travail.
Comment l’idée du projet a-t-elle germé?
Jessica : Tout est parti de banales conversations de couple. Je lui disais, c’est fou, moi j’ai deux heures de moins dans ma journée par rapport à toi, juste à cause de mon trajet jusqu’au bureau. Charles, lui, a son atelier à la maison. Donc, on avait des discussions sur l’organisation, sur ce déséquilibre.
Le sujet du trajet n’est pas du tout thématisé,
et ça manque
Et puis, pour moi qui suis très observatrice, le train est devenu un peu comme une expérience sociologique : chaque soir, je lui racontais le feuilleton de la vie à bord. L’idée du livre s’est imposée comme ça! Alors que le temps de travail est une question très débattue politiquement ces dernières années, le sujet du trajet n’est pas du tout thématisé, et ça manque. On néglige ce temps qui n’est pas rémunéré, et qui s’ajoute pourtant aux 40 heures hebdomadaires. Ces heures, elles partent en fumée.
C’est vous qui avez pris contact avec la Chambre des salariés?
Charles : Oui, on s’est dit qu’il fallait qu’on les rencontre, parce que ça rentre complètement dans leur champ d’action, même si notre travail n’a rien de scientifique. On avait besoin de soutiens financiers, ils nous ont tout de suite suivis, comme l’Œuvre nationale et le ministère de la Culture.
Comment avez-vous trouvé les 13 personnes à suivre?
Charles : Principalement par le bouche-à oreille. On avait défini une série de profils, à travers lesquels tous les moyens de transport étaient représentés, on voulait des frontaliers, des résidents, des longs trajets, des minuscules, et des horaires de trajet étalés tout au long de la journée et de la nuit.
Les gens nous ont ouvert les portes
de leur intimité
Jessica : J’ai contacté l’OGBL, où j’ai travaillé par le passé, pour cibler les bonnes personnes. Les gens étaient super contents qu’on s’intéresse à ce sujet et avaient plein de choses à partager! Ils nous ont ouvert les portes de leur intimité, un vrai privilège.
Que disent tous ces trajets sur le monde du travail qu’on connaît?
Jessica : Ce qui ressort vraiment, c’est qu’on n’est pas tous affectés de la même façon : le temps de trajet agit comme un révélateur des inégalités. Il y a clairement des groupes qui sont impactés beaucoup plus fortement, voire carrément oubliés. Quand il y a des initiatives pour améliorer la mobilité, par exemple, dès qu’on sort des horaires de bureau classiques, il y a des grands vides.

Jessica pointe les conséquences en cascade de l’allongement des horaires d’ouverture des commerces.
Ça rejoint l’actualité : on parle de libéralisation des heures d’ouverture des commerces. Tout ça a des conséquences en cascade sur de nombreux salariés, et pas seulement ceux du secteur commerce. Il y a aussi les employés du nettoyage, de la sécurité des bâtiments, etc. Quand un magasin ferme à 18 heures, le personnel du nettoyage rentre à 21 heures, avec des trajets impossibles à ces horaires.
On l’a expérimenté avec Dores et ses collègues Sofia et Leopoldina. Quand elles terminent leur service à la piscine de Bonnevoie, il est 1 heure du matin. Les transports gratuits, les campagnes pour le vélo : ça ne les concerne pas.
Est-ce qu’elles se sentent en marge?
Jessica : Bien sûr. Et ces soucis de mobilité frappent Dores de plein fouet, parce qu’elle n’a pas une journée continue. Elle assure plusieurs chantiers chez différents employeurs, et pour cumuler 8 heures de travail, il faut beaucoup se déplacer. Pour ces femmes, la problématique du trajet est doublée, voire triplée. Elles supportent des journées de 11, 12, 13 heures!
Parfois, le chauffeur refuse de prendre la route,
vu les conditions
Le trajet d’Anabela, elle aussi dans le nettoyage, est celui qui m’a le plus bouleversée. Après son service dans un lycée de la capitale, elle prend un bus de nuit bondé, direction Villerupt, avec des dizaines de passagers debout. Parfois, le chauffeur refuse de prendre la route, vu les conditions. C’est très dur, ce sont des vies précaires, et ça m’a touchée… parce qu’on n’entendait parler que portugais dans ce bus.
C’est ça, l’observation participante, sur laquelle vous vous êtes appuyés?
Jessica : Oui, c’est une méthode utilisée en anthropologie ou en sociologie. Ce n’est pas la même chose de rencontrer ces gens en entretien et de vivre le trajet avec eux en conditions réelles. Accompagner Anabela nous a permis de ressentir dans notre chair ce que c’est que d’attendre le bus 45 minutes quand il fait 2 degrés dehors. De quoi enrichir notre analyse.

Pour ce projet, Charles a réalisé environ 150 dessins.
Vous, Charles, comment avez-vous travaillé?
Charles : J’étais chargé de la partie immersive. Jess parlait avec nos témoins, et moi je courais autour en prenant des photos, en essayant d’identifier ce qui était important. Des centaines de clichés qu’il a fallu sélectionner selon les thématiques, choper des petits détails qui pour eux n’en sont pas.
Comme Xavier, ce frontalier de Verdun, qui roule à travers un tas de petits villages avec des ralentisseurs. Ça compte pour lui, donc c’est dans le livre. On a aussi des plans très larges, des rues, des gares. Sans oublier du dessin de presse, un exercice que j’affectionne. Lindita, jeune maman de Trèves, nous a parlé de sa sensation d’une roue de hamster, je l’ai donc représentée là-dedans.
On a croisé des gens exténués partout,
tout le temps
Le manque de sommeil est abordé notamment avec Nenad de Metz. Huit heures de sommeil, c’est un luxe de nos jours?
Jessica : Oui, je pense. C’est réservé à ceux qui ont les moyens de s’organiser pour mener une vie saine. L’ancien idéal qui dit huit heures pour dormir, huit heures pour les loisirs, huit heures pour travailler, s’écroule.
Quand votre trajet prend 2, 3 ou 4 heures de votre journée, qu’est-ce qui est sacrifié? Souvent, c’est le sommeil. On a croisé des gens exténués partout, tout le temps. La fatigue était omniprésente. Ils dorment dans les transports. Pas vraiment réparateur…
Vous évoquez aussi la ponctualité qui pousse à anticiper son trajet. Cette pression est un autre angle mort?
Jessica : Oui, Xavier, qui est sidérurgiste, décrit une pression extrêmement forte. La même qui pousse Anabela à prendre le bus avec une heure d’avance, ce qui grignote d’autant son temps libre. Ce phénomène d’anticipation du trajet pour arriver à l’heure, on ne l’a pas dans un job flexible : pas grave si on arrive quelques minutes en retard… Mais face à la pointeuse, c’est autrement. Adrien, secrétaire syndical originaire de Saint-Vith, parle très bien de cette différence cols bleus-cols blancs.
Charles : Ce qui saute aux yeux, c’est l’inégalité. Ce sont des métiers avec des revenus qui ne permettent pas de se loger proche du travail. Or, c’est à ces travailleurs qu’on demande la plus grande disponibilité. Pour eux, la pression du trajet est maximale.

A pied, à vélo, en train, en voiture : le couple a mesuré le nombre d’heures de vie qui partent en fumée dans les trajets.
Jessica : J’ajoute que dans certains secteurs, on discipline les gens, avec un côté classiste et raciste, comme s’il fallait apprendre aux personnes étrangères à être à l’heure! On attend de ces travailleurs manuels et sous-valorisés une ponctualité sans faille.
On voit avec Célia que les trajets compliqués ne concernent pas que les frontaliers. C’était important de le rappeler?
Charles : Oui, le cas de Célia, qui habite Esch et travaille à Grevenmacher, illustre parfaitement le fait qu’en train, au Luxembourg, tout passe forcément par la capitale! C’est le trajet le plus complexe et le plus long auquel on a participé… Elle supporte quatre heures de transports en commun chaque jour.
En suivant Lindita, vous abordez la charge supplémentaire qui pèse sur les femmes : celle du trajet des enfants.
Jessica : Oui, on tenait à montrer un trajet avec un enfant à amener à la crèche avant de partir soi-même pour le travail. Pour les parents – les mamans – c’est un poids énorme d’avoir à s’occuper de son propre trajet, et en plus, du trajet de ses enfants. À Trèves, Lindita se lève à 5h30 pour pouvoir déposer son bébé et être au boulot avant 9 heures. Déjà épuisée.
Son histoire représente le travail non rémunéré et invisibilisé du care, assuré en majorité par les femmes, en plus de leur emploi. À quoi s’ajoute le stress de l’imprévu – ce matin-là, la petite a de la fièvre – qui peut chambouler une organisation minutée.
Vous parlez d’une «hiérarchie du temps» entre ceux qui peuvent télétravailler et les autres. C’est l’une des grandes injustices de notre époque?
Charles : Tellement. Le télétravail est vendu comme une solution pour concilier vie personnelle et professionnelle, avoir plus de temps à soi. Mais c’est une réalité qui n’est pas partagée. Les salariés de la restauration, du soin, du nettoyage ou de la construction, pour ne citer que ceux-là, sont les grands absents de la discussion.
Le télétravail est une fausse bonne idée,
ce n’est pas une solution collective
Jessica : C’est sans doute la prise de position forte du livre. Le télétravail, pour nous, c’est une fausse bonne idée. Évidemment que j’aime télétravailler, mais c’est injuste, parce que ce n’est pas une solution collective. Seule une partie de la société y gagne. Nous, on milite en faveur de la réduction de temps de travail, une mesure qui profiterait à tous.
Vous écrivez qu’il faut «repenser la place du travail dans nos vies». La jeune génération semble déjà aller dans ce sens, en privilégiant sa qualité de vie.
Jessica : Le monde du travail et ses perspectives ont changé. Avant, on avait son métier, on restait dans sa boîte, et ça nous permettait de vivre correctement, d’accéder à la propriété. Tout ça n’existe plus pour beaucoup de gens.
Alors, si même en donnant tout pour son job, rien n’est plus garanti, ça me paraît logique de rechercher davantage d’équilibre entre notre job et le reste. Ça désacralise cette idée que réussir passe forcément par le travail et donne une importance nouvelle à d’autres volets de nos vies.
Charles : Il y a encore deux générations au Luxembourg, les gens habitaient près de leur travail, il y avait moins de pression sur le logement. Ce schéma a disparu : on doit se loger plus loin, ce qui allonge les trajets, et c’est toute l’équation qui ne fonctionne plus.
La sortie du livre s’accompagne d’autres événements?
Charles : Oui, à partir du 24 septembre et jusqu’au 31 octobre, mes dessins originaux seront exposés à la Chambre des salariés et sur la passerelle de la gare à Luxembourg. Le vernissage aura lieu le 24 septembre à 18h30, et marquera le lancement du livre. On sera présents pour des dédicaces!
Jessica : On organise aussi une table-ronde le 23 octobre à 18 heures à la Chambre des salariés pour creuser toutes ces thématiques, avec des intervenants du monde académique, de la psychologie du travail, de collectivités locales, du secteur syndical et d’institutions de la mobilité.
Temps de trajet, à paraître le 24 septembre, aux éditions Point Nemo Publishing.
Repères
État civil. Nés à Luxembourg le 29 avril 1991 (elle) et le 26 mai 1994 (lui), ces «camarades de vie et de luttes» comme ils aiment se définir, sont mariés à la ville, et vivent à Esch-sur-Alzette.
Enfance. Jessica Lopes a grandi au Luxembourg dans une famille italo-portugaise et porte en elle une partie de l’histoire de l’immigration du pays. Franco-luxembourgeois, Charles Vinz (Vincent de son vrai nom) a vécu en région parisienne, puis à Berlin, avant de retrouver le Grand-Duché.
Formation. Elle suit des études de sociologie et d’intervention sociale entre Luxembourg, Lisbonne et New Delhi, tandis que lui s’engage dans des études de commerce qui ne lui plaisent pas : il finit par tout plaquer pour devenir dessinateur, son rêve de gosse.
Parcours. Jessica est passée par l’OGBL et l’ASTI, avant de rejoindre le CEFIS où elle mène aujourd’hui des travaux de recherche-action dans le secteur social. Quant à Charles, il enchaîne les résidences – à la Kulturfabrik, au Kulturhuef – et dessine régulièrement pour le Lëtzebuerger Land.
Engagement. La jeune femme milite pour les droits des femmes au sein de la plateforme JIF, et consacre son énergie à la cause des personnes en migration. À travers sa pratique engagée politiquement, Charles interroge nos sociétés en décortiquant l’espace public, la ville et les foules.