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[Série] «M», portrait de Mussolini en ogre politique


(Photo : sky italia/the apartment/pathé/andrea pirrello)

L’accession au pouvoir de Benito Mussolini est racontée dans M – Il figlio del secolo, en ligne aujourd’hui sur MUBI. Une minisérie comme aucune autre.

Dans le film Sono tornato (Luca Miniero, 2018), Benito Mussolini, revenu comme par sorcellerie dans l’Italie d’aujourd’hui, parcourait la péninsule à la rencontre de ses habitants : une façon de prendre la température du pays, plus de sept décennies après sa mort et la chute du fascisme, dans l’espoir de revenir un jour au pouvoir. Ainsi deux remarques : d’abord que, dans un pays qui allait montrer par les urnes, un mois à peine après la sortie du film, son virage très à droite, on ne se cache plus de traiter le «Duce» comme une star. La comédie, tournée en partie en caméra cachée et donc improvisée, parle d’elle-même à cet égard.

Ensuite, que le phénomène Mussolini doit son nouveau triomphe à l’attention qu’il déclenche sur les médias et les réseaux sociaux : selfies, plateaux télé et toutes autres formes de fabrications consensuelles suffisant à captiver l’audience et, en même temps, à lui faire perdre la mémoire.

Dans M – Il figlio del secolo, qui retrace en huit épisodes les années de la montée du fascisme jusqu’au début de la dictature, Mussolini s’adresse à la caméra, se justifie à un spectateur omniscient, lui confie ses états d’âme (quand il en a), le toise d’en haut et le scrute d’en bas. Le réalisateur, Joe Wright, explique : «Mussolini était un homme qui a rarement exprimé ce qu’il pensait, il a toujours voulu tromper tout le monde (…) Nous avons fait ce choix pour essayer d’entrer dans sa tête.» Le rapport de Mussolini avec le monde qui l’entoure est donc moins important que celui qu’il entretient avec sa propre capacité à séduire son auditoire – exactement comme le ferait un influenceur devant son smartphone ou un candidat de téléréalité dans le confessionnal.

«Regardez autour de vous : nous sommes encore parmi vous», dit «M» dans la scène d’ouverture; quelques épisodes plus tard, nous faisant part de son plan pour prendre le pouvoir, il lance : «Make Italy great again.» C’est cette capacité à lier le passé et le présent, le concret et l’hypothétique, le tapage incontrôlé et le silence volontaire, qui est l’une des forces motrices de cette minisérie disponible dès aujourd’hui sur la plateforme d’art et essai MUBI. C’est loin d’être sa seule qualité. Mais c’est aussi la différence majeure avec le «roman documentaire» qu’elle adapte, à savoir le premier tome d’une saga en cinq volumes qui dresse une grande histoire critique du fascisme à travers la vie et le regard de son «homme fort».

Sur plus de 3 000 pages au total (le premier tome, qui culmine à 850 pages, est aussi le plus épais,) son auteur, Antonio Scurati, a construit une saga précise et définitive qui retrace jour pour jour le destin d’un pays violemment abandonné au totalitarisme, augmentant chacun de ses courts chapitres d’une somme importante de documents historiques. «Reste cependant que l’Histoire est une invention à laquelle la réalité apporte ses propres matériaux, écrit l’auteur. Mais sans arbitraire.» La minisérie, entre ellipses, légères modifications historiques à objectif dramatique et une liberté totale dans sa représentation anachronique du personnage et de son époque, l’illustre d’autant mieux.

Performance monstrueuse

Si Antonio Scurati a contribué à l’écriture des sujets des huit épisodes, la minisérie est surtout le fruit de ses deux créateurs et scénaristes, Stefano Bises (Gomorra, Il miracolo, The New Pope) et Davide Serino (1992, Esterno notte), et de Joe Wright (Pride & Prejudice, Atonement, Darkest Hour). Ils s’emparent du portrait réaliste de cet homme menteur, traître, narcissique et au naturel dominateur, brossé avec une grande rigueur par Antonio Scurati, pour en faire une figure aussi bouffonne que terrible – un mythe contre le mythe. «Je crois que le fascisme est la politisation de la masculinité toxique», glissait le réalisateur. Mais le pari du scénario, dans un premier temps, a poussé l’écrivain à donner du fil à retordre à ses collaborateurs : «Antonio nous accusait de faire une opération risquée et trompeuse, qui allait dans la direction opposée à celle qu’il avait parcourue, expliquait Stefano Bises au magazine Vanity Fair.

Le fascisme est la politisation de la masculinité toxique

Il pensait qu’en transformant Mussolini en guignol, nous poussions le fascisme dans le ridicule et dans le grotesque.» Il n’y a en effet jamais de quoi rire dans M – Il figlio del secolo : chaque épisode appuie toujours un peu plus fort sur la violence extrême des «squadristi», sur l’ego surdimensionné et manipulateur de Mussolini, sur la faim bestiale du pouvoir et toutes les pressions, physiques ou politiques, qui lui servent à se rassasier.

Passages à tabac d’hommes politiques ou d’église, infidélités en tout genre, jusqu’au massacre du député socialiste Giacomo Matteotti, son principal opposant : la série expose tout sans pudeur, pour saisir toute la teneur funeste de l’entreprise fasciste. Scurati a lui-même rapidement changé d’avis et loue désormais son «accessibilité», sa «grande beauté et (sa) grande puissance».

Dans la peau du dictateur en devenir, Luca Marinelli, l’un des plus brillants acteurs italiens du moment (Lo chiamavano Jeeg Robot, Martin Eden, Le otto montagne…), réussit une performance, justement, monstrueuse. Ayant pris vingt kilos, et dissimulé sous une couche de maquillage, le comédien devient cet ogre étrangement caricaturé, pas encore tout à fait chauve, qui jongle entre le dialecte romagnol et la vulgarité totale (en privé) et un italien grandiloquent et prétentieux (en public). «Interpréter Benito Mussolini a été comme regarder en face la personne qu’on ne veut pas être. Un voyage artistique merveilleux et pour moi dévastateur, humainement et éthiquement», a-t-il déclaré.

Budget et censure

Avec sa forme immersive qui mélange images d’archives (parfois incrustées en arrière-plan), plans tournés à l’aide de caméras d’époque, influences expressionnistes, bande originale techno (signée Tom Rowlands, moitié des Chemical Brothers) et autres trouvailles de mise en scène déjantées, M est un objet télévisuel baroque comme aucun autre. La série, intégralement tournée en studio à Cinecittà, est une production italo-française de Sky (son diffuseur d’origine), The Apartment (qui produit notamment depuis 2020 les films de Paolo Sorrentino) et Pathé (qui fait ici ses débuts dans le monde des séries) pour un coût total de 65 million d’euros.

Et c’est justement son ampleur qui est aujourd’hui tenue pour responsable de son annulation. «C’est assez incroyable, a commenté Antonio Scurati à ce sujet. Mais il est très probable que l’on n’ait pas de nouvelles sur la deuxième saison. Il faut alors se demander pourquoi.»

Je suis comme les bêtes : je sens le temps qui vient

Luca Marinelli, Joe Wright, les scénaristes et toute l’équipe n’ont jamais caché leur envie de poursuivre l’aventure. Après tout, ce n’est là que le premier chapitre d’une longue et violente épopée littéraire qui se concentre, par la suite, sur le basculement de l’Italie dans la dictature (L’uomo della provvidenza), sur l’entrée du pays en guerre (Gli ultimi giorni dell’Europa), sur la lente chute du régime (L’ora del destino) et sur ses derniers soubresauts (La fine e il principio). Antonio Scurati, devenu persona non grata à la RAI depuis l’annulation de la lecture d’un monologue antifasciste de sa plume pour commémorer l’anniversaire de la libération du pays, attribue cela aussi à la censure. Probable, comme en atteste la déclaration de Nils Hartmann, patron de Sky Studios Italia, survenue quelques mois plus tôt («La deuxième saison? On y travaille. Il nous est impossible de concevoir qu’il n’y ait pas de deuxième saison.»), mais impossible à prouver.

Ce qui fait un point commun entre la décision du studio et les méfaits du Mussolini des débuts… Sur la principale caméra qui a servi à filmer M – Il figlio del secolo, Joe Wright a collé un sticker reprenant les fameux mots inscrits sur la guitare de Woody Guthrie : «This machine kills fascists.» Une citation qui exprime bien l’idée générale de la série, mais qui a bien peu de moyens face à la phrase fétiche de Mussolini, malheureusement bien plus réaliste : «Je suis comme les bêtes : je sens l’air du temps.»

M – Il figlio del secolo, de Stefano Bises et Davide Serino. MUBI.