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[Musique] Wolf Alice, entre fable et morsures


Wolf Alice se produira à l'Atelier, à Luxembourg, le vendredi 21 novembre. (photo rachel fleminger hudson/ columbia)

Avec The Clearing, Wolf Alice poursuit son jeu d’équilibriste : clair-obscur devenu clarté. Retour sur une trajectoire qui n’a cessé de se réinventer par contrastes.

Contes dévoyés

Chaque apparition d’Alice dans l’imaginaire artistique fait aussitôt surgir une pancarte lumineuse : psychédélisme. Jefferson Airplane l’avait pressenti avec White Rabbit, le Grateful Dead s’était laissé porter par un chat solaire, Pink Floyd avait glissé le pays des merveilles dans la poussière de Zabriskie Point (Michelangelo Antonioni, 1970).

L’héroïne de Lewis Carroll, réinterprétée par Disney puis remise en scène par Tim Burton ou, du côté de la musique, par Indochine (Alice et June, 2005) a souvent servi de sas vers le merveilleux halluciné. Et pourtant rien de tel chez Wolf Alice. Leur nom n’ouvre pas sur des délices opiacés, mais sur une nouvelle d’Angela Carter, écrivaine féministe qui redessine les contes en leur rendant leur mordant.

Et si la musique du quatuor londonien ne sonne pas futuriste, elle porte d’emblée cette ambivalence : une femme au centre, Ellie Rowsell, qui impose sa voix et sa direction à trois musiciens. En résulte un premier album, My Love Is Cool en 2015, encore prisonnier de ses tics «nineties».

Le raffut est appliqué et calibré; c’est la différence subtile entre le soigné et le propre. Les guitares claquent, la voix voudrait flotter mais s’épuise dans le tumulte, comme si le bruit devait maquiller la fragilité des mélodies. On retient toutefois Swallowtail, ballade en apesanteur chantée par le guitariste, qui sonne comme un intrus et révèle un peu la faiblesse du reste.

Dans l’ensemble, le disque laisse une impression trop lourde, comme un piment fané dont on attendrait encore la brûlure. Wolf Alice alors rêve de cinéma, se projette sans doute chez Baz Luhrmann pour des BO grandiloquentes (le groupe se dit fan du cinéaste). Reste alors la scène, peut-être, pour transformer ce tumulte un peu sage en une véritable belle et grande déflagration.

Visions et vertiges

Après le premier disque, Wolf Alice fait une incursion au cinéma : Michael Winterbottom les filme dans On the Road (2016), faux documentaire où la routine de tournée sert de décor à une histoire d’amour inventée. L’idée d’une fiction qui s’emboîte dans le réel, d’un récit qui frôle l’ennui du quotidien rock, colle bien à la jeunesse du groupe.

Mais c’est avec son deuxième album, Visions of a Life (2017), que Wolf Alice trouve enfin une forme qui respire. Un disque ramifié, traversé d’ombres et de décharges, qui traite l’anxiété, la chute, la mort avec une énergie nerveuse. Produit par Justin Meldal-Johnsen, qui a travaillé sur Hurry Up, We’re Dreaming (2011), l’album trop bourratif du grand M83, le disque prend des allures de labyrinthe. Les morceaux ne s’enchaînent pas, mais se contredisent presque, comme si chaque titre voulait ouvrir une porte sur un autre état d’esprit.

Heavenward installe la brume, cordes de guitare et voix cristalline filant dans le clair-obscur; Yuk Foo crache un refus adolescent, cri ramassé et contrepèterie rageuse. Plus loin, Don’t Delete the Kisses préfère le parlé amoureux, à la frontière de la confession et du rap susurré, quand Sky Musings se déploie comme une crise d’angoisse mise en rythme, crescendo vers un crash qui n’arrive pas – chanson splendide.

Chaque piste fabrique une chambre d’échos différente : ballade pop immédiate (Beautifully Unconventional), shoegaze voilé (Planet Hunter) et énergie quasi-metal dans la première partie du morceau titre placé en conclusion dans le tracklisting. Ce qui semblait un poil bancal sur My Love Is Cool devient ici une cohérence par dispersion : Wolf Alice s’affirme en groupe de métamorphoses.

Un album qui ne cherche pas à arrondir les angles mais à garder l’électricité du désordre, comme si la seule fidélité tenait au passage brutal d’une humeur à l’autre. La promesse du nom, fable et morsure, prend enfin chair.

Polyphonies de clair-obscur

Avec Blue Weekend (2021), Wolf Alice entre dans une autre dimension. Produit par Markus Dravs (Coldplay, Arcade Fire, autant dire du costaud et pas toujours la fine fleur de la finesse), l’album déroule une écriture faite de plans successifs : murmures folks, tempêtes grunges, halos shoegaze

S’il y avait déjà ce passage constant du folk au shoegaze, ici, la formule atteint une clarté nouvelle. Chaque morceau joue sur l’art du contraste : le piano ascétique de The Last Man on Earth enfle jusqu’au crescendo orchestral; ailleurs, des guitares vaporeuses se changent en rugosité frontale. Montage et contremontage, douceur et fureur dans le même souffle. Pitchfork parlera d’« idéal platonicien du big-tent rock», formule qui dit bien la capacité de Wolf Alice à séduire large sans perdre la densité des son écriture.

Car le groupe refuse l’étiquette : «Nous explorons sans cesse», glisse Ellie Rowsell. Le groupe condense alors deux traits majeurs des années 2010-2020 : l’éclectisme du streaming et le zapping des réseaux. Les morceaux parlent la langue de la playlist – grosso modo, un assemblage mouvant. Mais leur écriture reste directe, sans emphase : romances hésitantes, angoisses diffuses, confusion des images de soi.

Blue Weekend s’écoute comme un album des fins de vingtaine, où la fragilité se met en scène avec une ampleur de cinéma. Cette frontalité croise l’époque #metoo : Ellie Rowsell pointe du doigt publiquement le voyeurisme et interroge la complaisance d’un rock britannique encore lesté de ses mythologies masculines. Dans How Can I Make it OK?, elle résume leur poétique : paroles sombres sur musique lumineuse, gravité qui se danse, obscurité portée par des rythmes clairs.

Clarté italique

Le Mercury Prize de 2018 consacre Visions of a Life et fixe une image : Wolf Alice est un groupe capable de passer du rêve au tranchant sans perdre le fil narratif. Theo Ellis rappelle qu’on les avait dits condamnés parce qu’«inclassables». Récapitulatif : assignation, refus et victoire.

Avec The Clearing, sorti il y a quelques jours, Wolf Alice franchit encore un cap. Cordes en ouverture, guitares qui chauffent en sous-sol, refrains traversés d’une lumière quasiment solaire : une écriture de plans larges tournée vers l’horizon. La production de Greg Kurstin (Lily Allen, Sia, Adele…) polit sans aseptiser : éclats seventies style Fleetwood Mac ou Pentangle filtrés dans une transparence actuelle.

Chaque piste module cette lumière : Bloom Baby Bloom embrasse le clinquant pop, Play it Out retient le souffle, The Sofa replie l’ampleur orchestrale dans l’intime domestique. Il s’agit d’un «disque de la maturité»? Rowsell parle de «vieillir avec enthousiasme, griser et s’en réjouir» : le sujet n’est alors plus l’urgence, mais l’équilibre, non pas la frénésie mais l’acceptation.

Dans le même temps, Wolf Alice assume un retour au faste:  cordes, éclats glam, réhabilitation du soft rock jadis honni. Mais ce n’est pas de la nostalgie, c’est plutôt une manière de réinscrire la pop dans une continuité, à l’ère où le flux numérique menace de dissoudre toute mémoire. Ce que The Clearing affirme, au-delà du son, c’est que l’ornement peut être franc sans annuler l’intime, que le grand format peut dire la vérité du quotidien.

Voilà un groupe qui choisit maintenant la lumière organisée plutôt que la déflagration, l’intensité tenue plutôt que l’éclat passager. Comme si, après les contes et les vertiges, venait le temps des miroirs clairs pour Alice.