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Médecins sans frontières à Gaza : «La situation est apocalyptique»


Selon Thomas Kauffmann et les équipes MSF sur le terrain, la situation à Gaza est «grave, terrible et extrêmement préoccupante» et «elle continue à se détériorer».

Entre urgence médicale et obstacles politiques, l’action humanitaire se heurte à des limites inédites. Thomas Kauffmann, le directeur de MSF Luxembourg, témoigne de la réalité du terrain et s’inquiète de l’avenir d’un secteur en pleine crise.

La situation humanitaire à Gaza atteint un point critique : hôpitaux détruits, pénuries de soins, accès aux blessés limité. En première ligne, Médecins sans frontières tente de sauver des vies malgré les conditions extrêmes. Thomas Kauffmann, le directeur de MSF Luxembourg, aide à comprendre la réalité sur le terrain et les défis plus larges qui pèsent sur l’action humanitaire internationale.

Quelle est la situation actuelle à Gaza, selon les équipes MSF sur le terrain ?

Thomas Kauffmann : On observe, depuis maintenant plus de 20 mois, une situation de plus en plus grave. Même si nous la dénonçons à chaque fois comme étant grave, terrible et extrêmement préoccupante, elle continue à se détériorer. Nous observons, dans les hôpitaux où nous travaillons, de plus en plus de personnes revenant de distributions alimentaires avec des blessures, notamment par balle.

Ce que fait la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), l’entité créée par Israël et les États-Unis pour, soi-disant, distribuer de l’aide alimentaire, n’est pas une aide humanitaire, mais une tuerie orchestrée. Et tout cela au détriment d’une population affamée. Du point de vue médical, nous n’avons pas les moyens de soigner dans de bonnes conditions une population qui souffre des bombardements, de la faim et de la guerre. C’est une situation apocalyptique. À cela s’ajoutent les opérations en Cisjordanie, où là aussi la situation est de plus en plus grave avec des arrestations arbitraires, des tentatives d’intimidation, des disparitions de personnes… Elle nous semble aussi problématique et grave.

Nous réfléchissons aussi à la sémantique que nous utilisons, et à présent nous pensons qu’il s’agit d’un génocide orchestré par les autorités israéliennes pour se débarrasser de la population de la bande de Gaza.

Quels sont les besoins médicaux les plus urgents aujourd’hui ?

Le plus urgent, c’est le besoin en matériel médical de base : médicaments, bandages, scalpels, anesthésiants… Nous manquons de tout. Aucun hôpital dans la bande de Gaza ne fonctionne correctement. Ils sont tous en manque de matériel élémentaire et de médicaments nécessaires, et aussi de sécurité. Les hôpitaux sont au cœur des bombardements. Normalement, il faut protéger ces structures nécessaires, mais là ce n’est pas le cas. Donc, nous avons aussi besoin de sécurité pour les patients, les médecins et le personnel médical. De plus, les hôpitaux sont surchargés dès le matin, nous ne pouvons plus prendre de nouveaux patients. C’est catastrophique. Nous avons des collègues sur place avec plus de 30 ans d’expérience humanitaire qui nous disent qu’ils n’ont jamais vu une telle situation.

MSF a-t-elle actuellement accès à la bande de Gaza ? Quelles sont les principales contraintes logistiques ou politiques rencontrées ?

Oui, nous sommes sur place. Dans la bande de Gaza, nous avons une équipe de 900 staffs locaux, ce qui est absolument énorme, et 30 à 40 personnels internationaux. Et nous sommes aussi présents en Cisjordanie.

Les contraintes, c’est ce que je disais juste avant : le manque de tout, de matériel élémentaire, de sécurité… Une autre contrainte est celle des autorisations pour faire rentrer de l’aide sur le territoire. Les associations humanitaires, que ce soit MSF ou d’autres, ont des camions de nourriture ou d’objets médicaux aux frontières de la bande de Gaza et sont prêtes à les faire entrer, mais Israël fait blocus. Les autorités israéliennes filtrent et font entrer au compte-goutte. Par exemple, nous qui travaillons dans des hôpitaux, nous avons énormément de mal à faire entrer du matériel médical, car les autorités jugent qu’il pourrait aussi être utilisé à des fins terroristes. Pour le moment, nous ne pouvons pas travailler dans des conditions optimales et sommes entravés dans notre aide humanitaire.

Des membres du personnel de MSF ont-ils été tués ou blessés dans ce conflit ?

Douze de nos collègues sont morts depuis le 7 octobre 2023. Mais tous ne sont pas morts dans le cadre de leur travail. De nombreux autres ont été blessés. Ceci dit, la situation est inédite dans son ampleur pour MSF. Nos collègues palestiniens ont leurs familles également dans la bande de Gaza, donc ce que vit la population gazaouie, eux aussi le vivent, dans leur vie aussi bien professionnelle que privée. De nombreux collègues venaient au travail et nous disaient qu’ils n’avaient plus de nouvelles d’un proche. Et puis, comme la population gazaouie, nos collègues sont également en manque de nourriture. C’est extrêmement compliqué.

Tant que les ONG seront là, il restera de l’espoir

Depuis octobre 2023, on parle de plus de 400 morts parmi le personnel humanitaire. Nous, chez MSF, ne sommes pas les plus touchés. World Central Kitchen, la Croix-Rouge et toutes les autres ONG ont connu des collègues qui ont été tués. Sur 22 mois, ça fait 20 morts par mois, c’est énorme.

Nous n’avons jamais connu un conflit où autant de collègues sont morts en travaillant. Normalement, lorsqu’il y a un conflit, la population civile que nous aidons se déplace. Il y a des mouvements de réfugiés, les personnes quittent le front et les zones de guerre et vont vers des camps et des zones plus ou moins sécurisés. Et c’est là que nous travaillons habituellement. Et ça, c’est la différence majeure avec la situation à Gaza, où nous sommes au cœur même du conflit. Pire, les hôpitaux où nous travaillons sont pris pour cible. En 2015, un hôpital MSF avait été bombardé à Kunduz en Afghanistan. À l’époque, cela avait fait un énorme scandale médiatique, il était inconcevable de bombarder un hôpital. Maintenant, les ambulances et les hôpitaux sont pris pour cible, et pas seulement à Gaza, et cela choque moins qu’avant… En règle générale, il y a une réduction du champ humanitaire, parce que le droit humanitaire international est de moins en moins respecté. Et ça, c’est extrêmement préoccupant.

Quelle est la position officielle de MSF sur la situation à Gaza ?

Notre position officielle et nos revendications, ce sont d’appeler les États et Israël à trois choses : un cessez-le-feu réel et durable, laisser entrer l’aide humanitaire nécessaire à la population, sans blocage, et l’arrêt des bombardements sur les populations civile et humanitaire. Nous appelons donc au respect du droit humanitaire international. Il faut maintenant des actions réelles et opérationnelles des politiques. Les mots ne suffisent plus, il faut aller plus loin.

Comment MSF Luxembourg relaie-t-elle ce plaidoyer aux niveaux national et européen et sensibilise-t-elle le public ?

De notre côté, au niveau du Luxembourg, nous faisons des actions de sensibilisation. Nous avons aussi rejoint le mouvement de la Ligne rouge pour Gaza, cette mobilisation en Europe qui voit des personnes habillées en rouge dénoncer les lignes rouges franchies. Nous sommes en contact avec des députés, nous écrivons des lettres aux différents ministres pour témoigner de ce que nous voyons sur le terrain et pour exprimer nos revendications et nos besoins. Il est toujours important d’informer et de témoigner. Ce que nous disons est toujours basé sur ce que nous voyons.

Au niveau européen, nous relayons nos plaidoyers en concertation avec le reste du mouvement MSF. Ce dernier comprend 24 sections indépendantes, avec une gouvernance commune et des plateformes transversales. Nous faisons parfois des actions communes avec d’autres sections, parfois avec toutes et parfois de notre côté. Au niveau européen, nous profitons d’un effet levier en travaillant ensemble. C’est aussi beaucoup de courriers, de témoignages, d’interpellations des députés européens dans chaque État membre de l’UE.

Témoignage, sensibilisation de la population et de la société civile, puis plaidoyer politique, voilà le rôle de MSF. C’est d’apporter un témoignage de terrain, de ne pas cesser d’en parler, afin qu’on ne puisse pas dire « on ne savait pas » pour justifier des inactions, comme cela a été le cas avec le génocide au Rwanda dans les années 90, par exemple. C’est capital.

De quoi avez-vous besoin au Luxembourg ? 

Nous faisons toujours des appels aux dons auprès de nos donateurs réguliers et des personnes qui nous soutiennent et reçoivent nos communications. Nous avons toujours besoin de fonds. Nous avons aussi toujours besoin de relais de nos informations et témoignages. Si des personnes veulent en savoir plus ou ont des questions et des doutes et veulent en discuter, elles peuvent venir le faire avec MSF ou d’autres organismes. C’est important que chacun comprenne ce qu’il se passe sur le terrain en discutant avec les acteurs qui y sont. Toute personne peut être un relais de la sensibilisation et du témoignage que nous essayons d’apporter.

En dehors de Gaza, quelles sont les autres urgences humanitaires majeures ou les contextes oubliés sur lesquels MSF est mobilisée actuellement ?

Il y a le Soudan, qui est, au fond, la plus grande crise humanitaire. Il y a le plus grand mouvement de réfugiés au monde, avec huit à dix millions de personnes qui ont fui le combat. Comme pour Gaza, nous observons des populations civiles bombardées, des camps de réfugiés pris pour cible et des violations du droit humanitaire international. Par l’ampleur et le nombre de personnes touchées, c’est actuellement la plus grande crise humanitaire… Mais elle est malheureusement très peu médiatisée. Nous en parlons souvent dans nos bulletins mensuels.

Repères

État civil. Thomas Kauffmann est né le 11 février 1975 à Strasbourg en France. Il s’est installé au Luxembourg en 2001.

Formation. Il est titulaire d’une licence en économie obtenue à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg, et d’un doctorat en anthropologie à l’université d’Oxford.

Humanitaire. Son parcours personnel et professionnel l’a amené vers une expertise en anthropologie du développement. Il a rapidement mis à profit ses compétences dans le secteur de la solidarité internationale et de l’humanitaire.

Carrière. Après avoir été coordinateur de projet chez Caritas Luxembourg et avoir obtenu son doctorat, il a été à la tête de l’association ECPAT Luxembourg qui lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants avant de rejoindre Médecins Sans Frontières Luxembourg en qualité de directeur général.

MSF Luxembourg. C’est l’une des 24 sections de l’organisation internationale. Son rôle est le témoignage, le recrutement de staff à envoyer sur le terrain et la collecte de fonds, comme ces homologues. Et sa petite particularité est son équipe de 12 chercheurs opérationnels.

Il y a aussi une guerre en cours en RDC et au Rwanda qui entraîne toujours la population à se réfugier ailleurs. À Haïti, la situation atteint également un niveau énorme. L’État a failli et ce sont des gangs qui prennent plus ou moins le pouvoir. Et ce sont des gangs en guerre les uns contre les autres, qui viennent souvent dans les structures MSF pour voir si nous soignons des personnes des gangs ennemis et les sortent des hôpitaux pour les tuer. Nous avons dit que nous ne pouvions pas travailler dans ces conditions. Nous avons même dû arrêter nos opérations durant deux ou trois semaines, mais nous ne pouvons pas partir, car plus personne ne s’occupe de ces populations, elles ont un besoin énorme. C’est une autre crise négligée médiatiquement.

Sinon, il y a les Rohingyas, ces réfugiés venus de Birmanie et installés au Bangladesh, notamment dans le camp de Cox’s Bazar où des centaines de milliers de personnes se trouvent depuis plusieurs années. La situation dans ce camp est aggravée par une autre crise majeure, celle de la réduction du financement international de l’aide humanitaire. Et puis, il y a les crises migratoires en Europe où de nombreux migrants se noient dans la Méditerranée. Nous avons justement publié un rapport qui explique la violence vécue par ces personnes à chaque étape de leur voyage.

Vous avez parlé de la réduction du financement international de l’aide humanitaire…

On a beaucoup parlé depuis janvier des réductions faites par Trump. Son administration a démantelé l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), ce qui était à la fois insoupçonnable et impensable il y a encore un an. Et il y a aussi eu un gel de toute l’aide étrangère américaine et des coupes budgétaires énormes. Chaque agence des Nations unies connaît actuellement une réduction de 20 à 40 % de ses fonds.

Ces coupures ont également lieu en Europe. La Grande-Bretagne a annoncé une réduction de 50 %, la France, de 40 % et la Belgique, de 20 à 30 %. Pour l’instant, seul le Luxembourg n’a rien annoncé de tel. C’est un mouvement global qui est une grande remise en cause du principe d’aide des pays et des populations dans le besoin.

L’esprit humanitaire est actuellement en danger. C’est une crise majeure qui arrive comme un tsunami. Nous avons peur pour l’année 2026, car pour l’instant nous travaillons encore avec les budgets votés en 2024. Les coupures seront effectives en 2026 et vont poser beaucoup de problèmes très graves. Un exemple : le Programme alimentaire mondial a réduit l’alimentation qu’il peut distribuer dans le camp de Cox’s Bazar. Ces coupures budgétaires impactent des personnes affamées et des enfants mourant de malnutrition.

Quelles sont les tendances globales observées pour l’aide humanitaire ?

Les tendances globales, ce sont ce non-respect du droit humanitaire international et la réduction des fonds. À cela s’ajoute la criminalisation des ONG. C’est certainement collatéral à la politique américaine qui est de dire que les ONG sont les instruments des ennemis. Les États-Unis ont notamment lancé une politique d’analyse et d’étude de ce que font les ONG sur le terrain et avec qui elles travaillent… Cela conditionne la continuation du financement. Certaines ONG ne sont plus financées, car jugées trop wokes. Et cela on le vit en Europe aussi, notamment avec nos opérations Search & Rescue en Méditerranée. Nous ne sommes donc plus considérés comme des gens faisant le bien, mais plutôt comme des gens qui peuvent peut-être faire du mal et qui ne sont pas des alliés.

Mais dans toute cette noirceur, je reste positif. Nous pouvons malgré tout continuer à travailler, même s’il faudra que nous nous réinventions et que nous changions nos méthodes et nos récits. Toute vie sauvée est une vie sauvée. Et tant que les ONG seront là, il restera de l’espoir.

Thomas Kauffmann : «L’esprit humanitaire est actuellement en danger. C’est une crise majeure qui arrive comme un tsunami.» Photo : msf

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