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[Album de la semaine] «New Detroit», de Lelo : renaissance sur le «beat»


Depuis la seconde moitié du XXe siècle, la ville de Detroit a eu plusieurs vies.

Capitale américaine de l’automobile à l’économie florissante après la guerre, la grande ville du Michigan, frontalière du Canada, fut aussi un temps un berceau du jazz (Aretha Franklin, Ron Carter, Dorothy Ashby, Alice Coltrane…) et de la soul (Motown et ses artistes du cru : Smokey Robinson, Stevie Wonder, Diana Ross, The Temptations…) avant de sombrer, à partir des années 1980, dans un triple déclin économique, démographique et culturel. La scène d’introduction de Beverly Hills Cop (Martin Brest, 1984) capture une ville délabrée, minée par la pauvreté et le crime, Robocop (Paul Verhoeven, 1987), bien que tourné à Dallas, amplifie la faillite de la ville dans sa dystopie, tandis que dans les farces du trio Zucker-Abrahams-Zucker, Detroit devient un ressort comique, synonyme d’enfer sur terre.

Dans ce sens, New Detroit, titre de l’excellent premier album de Lelo, fait preuve d’une ironie subtile. Mais derrière le même titre se cache surtout un hommage vibrant à la riche histoire du rap dans une ville qui, bien qu’ayant notamment enfanté deux «rap gods» qui ont changé la face du genre (J Dilla et Eminem, pour les nommer), ne s’est jamais vraiment imposée comme un pôle du rap, sinon dans le circuit underground (avec, entre autres, Danny Brown, Peezy, Black Milk, Boldy James). Né en 2004 – l’année de Detroit Deli (A Taste of Detroit) de Slum Village et du Encore d’Eminem, l’album rap le plus vendu cette année-là avec 9 millions d’exemplaires –, Lelo a à peine 21 ans et l’ambition de redéfinir, quoique à travers un prisme très personnel, le «son» de Detroit, en incorporant toutes les influences musicales, passées et présentes, liées à la ville.

Sans aucun invité, et ce, malgré la déferlante de jeunes rappeurs ayant émergé sur la scène de Detroit au tournant des années 2020 (Babyface Ray, 42 Dugg, Tee Grizzley…), Lelo s’entoure d’un roster réduit de producteurs locaux qui, à l’instar de la pochette, confèrent à l’album son côté patchwork. Il ne faut pas se fier aux spécificités des instrumentaux, riches en kicks secs et sautillants, basses 808 à contretemps et samples sonores qui se faufilent dans les moindres interstices (sirènes, cris et aboiements, ronronnements de moteurs…), concoctés dans la pure tradition de Detroit. Oui, à première vue, les 35 minutes de New Detroit défilent comme une seule longue «track», aux transitions soignées, mais dont l’uniformité des rythmes risque d’estampiller un peu trop vite l’album de l’étiquette trap. Dans le Michigan, on le sait, le diable se cache dans les détails.

L’une des plus sincères déclarations d’amour d’un rappeur à sa ville

Il s’agit ainsi d’entendre, plus que d’écouter, ce qui se cache derrière : les boucles fantomatiques de Leisure et Good for Your Health plantent le décor des deux raps les plus enflammés de l’album, Paris est construit autour d’un instrumental «ghettotech» (sous-genre de l’electro inventé par le DJ star de Detroit, Jeff Mills), tandis que Groundhog Day et Mourning Money, qui se suivent logiquement avec leur saveur soul, peuvent être vus comme les deux faces d’une même pièce. Sur l’un, ode à une vie régie par la motivation quotidienne, le «beat» est morne; sur l’autre, illuminé par ses notes de synthé et l’émotion d’un piano, le rappeur révèle la sombre réalité d’où naissent ces mêmes motivations.

À la différence de bien des rappeurs, y compris ceux de son âge, Lelo trace une frontière entre «hustler» et artiste rap : le premier doit survivre, le second a le pouvoir de changer les choses. C’est peut-être parce qu’il est l’un et l’autre que le garçon rappe avec une nonchalance naturelle, le «flow» et la voix rappelant Earl Sweatshirt et Vince Staples, l’allure toujours assurée même lorsqu’il est en léger décalage sur le rythme (une autre particularité locale). Et il peint de cette manière un portrait vivant de Detroit, d’un réalisme souvent âpre, mais qui résonne comme l’une des plus sincères déclarations d’amour qu’un rappeur ait faites à sa ville. Ce n’est pas rien.

 

Lelo – New Detroit

Sorti le 22 juillet

Label 10K Projects

Genre rap