Dame Area électrocute avec sa synth-pop industrielle autoritaire. Le duo ibérico-italien est en concert ce samedi aux Rotondes dans le cadre des Congés annulés. Focus.
Italie-Espagne : une histoire d’amour mélodique
L’Italie et l’Espagne se regardent depuis longtemps comme deux amants de cinéma : avec des gestes amples, des répliques doublées, des refrains à reprendre sous la chaleur écrasante d’août. Il fut un temps où pas mal de «latin lovers» transalpins – Eros Ramazzotti, Gianluca Grignani, Tiziano Ferro – traduisaient leurs albums en espagnol, comme on refait une scène dans une autre langue, sans rien ôter à la tension du regard ni à l’ondulation de la hanche.
Le grand Luca Carboni, lui aussi, proposait Mondo (1995) en version hispanique, tout en glissant les paroles multilingues dans le livret original. Même les sœurs Paola & Chiara, figures d’une pop estivale élégante, flirtaient avec le flamenco dans Hey! et livraient des tubes d’été qui suintaient le sable encore chaud; écouter Un giorno di sole per me ou, au choix, Un día de sol, c’est entendre la mélancolie se lover dans le plaisir. La logique se retourne naturellement avec Laura Pausini, dont tous les disques existent aussi en espagnol – jusqu’à son passage comme coach dans La Voz. Sans oublier Miguel Bosé, à cheval entre les deux mondes et habité par les deux langues.
Le phénomène est amusant : ces albums deviennent des objets presque cinématographiques, version originale et doublage à la clef. C’est comme si un jour, la norme voulait que chaque disque s’adapte à l’idiome du pays hôte, à la manière d’un long métrage. Inversement, l’Espagne – ou l’espagnol des pays latinos – résonne bien fort dans les enceintes italiennes.
Il suffit de se replonger dans les compilations Festivalbar, où quelques titres roulaient les r à la castillane. Et depuis que le reggaeton a pris le pouvoir sur les plages italiennes, la boucle est bouclée. Petit rappel pour la route : Vamos a la playa, mégatube balnéaire par excellence, est une production purement italienne, c’est signé Johnson et Michael Righeira. Le sable, toujours, mais cette fois synthétique.
Dame Area, binôme électrochoc
A priori, rien à voir avec les artistes et groupes précités, sinon la double nationalité. Dame Area, duo établi à Barcelone, n’a ni le grain solaire d’un tube d’été ni la langueur hédoniste des voix doublées. Leur plage, si elle existe, est de cendre noire. Silvia Konstance, une Italienne, chante en espagnol, en italien, parfois en turc.
Viktor L. Crux, un Espagnol, vétéran d’une scène industrielle ésotérique (Nurse With Wound, Einstürzende Neubauten), a baigné dans le krautrock et les limbes bruitistes. Résultat : le son de cette Dame, c’est une Myss Keta sans masque, voire sans mascara, épurée de ses références rap, injectée à la techno-indus. Si on pense à Righeira, c’est sur une fréquence plus souterraine; il n’y a pas de «vamos», mais des cris filtrés dans l’étain. Une italo-disco dynamitée, qui flirte avec Throbbing Gristle et se noie dans les infrabasses d’un «synthpunk».
Dame Area a émergé dans le giron de Màgia Roja, structure barcelonaise aujourd’hui dissoute, mais qui fut bien plus qu’un label ou un promoteur : une matrice. Une communauté. Le duo a grandi là, entre des artistes européens de passage et un public fidèle à l’électricité du lieu. Le nom du groupe, Dame Area, signifie «Donne-moi de l’espace» en espagnol, compris accidentellement en italien comme «Dammi aria».
Si en France il y a Air, en Italie il y a Area, groupe prog-rock et jazz fusion, mais surtout des morceaux qui s’intitulent Aria, qu’ils soient de Dario Baldan Bembo, Il Genio ou Morgan (la chanson est sur Asia Argento, son ex-«amore»). Avec Un giorno di sole per me de Paola & Chira, il est conseillé d’ajouter ces trésors à votre playlist d’été.
La musique de Dame Area est un alliage instable : post-punk, flamenco, EBM, kraut, minimal synth, indus, polyrythmies tribales, les morceaux martèlent une plaque de métal perforée, la piquent de micros, bouclent le tout avec des pédales. Silvia Konstance module sa voix comme un instrument à part entière; elle ne chante pas, elle agit.
Le duo rappelle aussi Secondo coro delle lavandaie de Roberto De Simone (2016) : percussions sauvages, voix possédées. Il y a du Franco Battiato dans les influences italiennes, on pense à Chrisma version années 2020, mais l’esprit peut rappeler, pour citer des francophones, Kas Product, Kompromat, ou Essaie Pas – que des binômes «un gars, une fille» qui traversent une sublime electro post-humaine. Mais Dame Area est plus dense, plus radical, plus… allemand. D’ailleurs, comme Rebeka Warrior avec Kompromat, Silvia Konstance chante aussi dans la langue d’Ellen Allien.
«Latin lovers» hardcore
Dame Area n’a rien à voir non plus avec la figure du «latin lover»? C’est discutable. Innamorata del tuo controllo, «Amoureuse de ton contrôle», c’est un hymne BDSM, à travers lequel se loge la métaphore de l’amour suprême; c’est l’expression du lâcher-prise et de la perte de contrôle entre les mains de la passion et de la confiance absolue. «Sono la tua serva e schiava» («Je suis ta servante et esclave»), dit Silvia Konstance, et le titre devient un contrepoint souterrain à I Wanna Be Your Slave de leurs (semi ?) compatriotes Måneskin qui, rappelons-le, ont chanté ce morceau avec le responsable d’I Wanna Be Your Dog, Iggy Pop. Silvia parle d’ambiguïté, le texte est double : lecture érotique ou lecture politique, comme Master and Servant de Depeche Mode, un morceau que certains disaient marxiste, mais qui se voulait avant tout sexuel; au moment de sa composition, Martin Gore, avec sa petite amie Christina Friedrich, fréquentait assidûment les clubs SM de Berlin.
Tout dans Toda la verdad sobre Dame Area, leur dernier disque sorti l’an dernier, gravite autour de cette tension. Sur la pochette, on voit un enchevêtrement de crochets, chaînes, poids, gants noirs, le tout suspendu à une tringle. Le rouge du tissu renvoie à la fois au lit et à l’autel, à la chair et au sang.
Deux mains gantées, parfaitement tendues, dialoguent à distance : l’une saisit, l’autre retient. BDSM? L’image ne montre pas d’érotisme explicite, elle le suggère par l’absence de corps, par les objets, devenus acteurs silencieux. Tout est là : le métal froid, la gravité du poids, la précision chirurgicale du noir. Elle dit ce que le titre promet – «toute la vérité» – mais sans l’expliquer. À charge pour le son de faire parler les crochets.
Le son donc : un coup de fouet synthétique en ouverture (Si no es hoy cuando es), Silvia oscille entre la plainte et l’ordre. La frontwoman chante-crie jusqu’à saturation, elle est «switch», elle est dominatrice. Vengo dall’aldilà : elle vient de l’au-delà, la voix est sévère, le beat autoritaire. Striscia : cri étranglé, râle de transe, on pense à Björk sur Pluto, cordes vocales sacrifiées à la pulsion. Yves Adrien écrivait : «Un livre devrait, dès la première page, hurler sa supériorité.» Ici, tout hurle, mais pas la supériorité : la domination. Sur Urlo di guerra, Silvia parle à l’impératif. «Lève-toi» est un ordre, pas une invitation. Allez voir Dame Area aux Rotondes : c’est un peu plus qu’un conseil.
Ce samedi, à 20 h 30. Rotondes – Luxembourg.