Quatre artistes luxembourgeois exposent tout l’été à la Konschthal : Claudia Passeri observe la vie rurale, Julien Hübsch part en chantier, Letizia Romanini soigne ses herbes folles et Jeremy Palluce ironise avec ses installations rebelles.

Le marché de la mémoire de Claudia Passeri
Explorant ses racines italiennes et la relation complexe qu’elle entretient avec elles, Claudia Passeri réinvente en le subvertissant tout un inventaire des traditions de l’Italie centrale. À commencer par le Conocchia, l’arbre de naissance, pelé et orné de flots multicolores – plutôt que des roses ou bleus comme le veut la coutume, selon le sexe du bébé –, qui trône dans le hall d’entrée de la Konschthal. Sous des formes aussi expérimentales que simples d’accès, l’artiste compile les évocations de la vie rurale liées au temps et à l’espace, résultant en une série d’installations et d’objets captivants. Ainsi de son Mercato, les marchés itinérants donnant aux villages italiens un rendez-vous régulier; ces lieux de vie, à la fois conviviaux et représentatifs de la richesse des cultures locales, sont symbolisés ici par un étal sur lequel sont empilés des t-shirts (proposés à la vente) dont les imprimés reprennent des œuvres de l’artiste, d’autres faisant un clin d’œil aux cultures underground avec leurs inscriptions à la typographie agressive.
Claudia Passeri lie ses réflexions sur la vie à la campagne avec une réflexion sur le passage de l’être humain dans le monde – une dimension qu’elle puise autant dans sa propre expérience de fille d’immigrés que dans ses recherches sur les traditions rurales et les évolutions des paysages comme des modes de vie. Autant de pistes qui mènent à l’installation Bentornata mi sei mancata, ou à ce panneau de signalisation prévenant de la présence d’animaux sauvages, criblé de balles, qui à lui seul illustre bien le titre de sa «Project Room» : «Rurale Brutale».
Julien Hübsch, urbaniste anarchiste
Pour un artiste qui s’intéresse aux frontières entre destruction et création, le chantier était le terrain tout trouvé pour la «Project Room» de Julien Hübsch. L’artiste eschois donne de la valeur à des matériaux qui, à première vue, n’en ont aucune, si ce n’est pour leur utilité sur des chantiers : de la même manière qu’avec loops, il forme une boucle constituée de goulottes à gravats, ses installations ôtent tout côté pratique aux objets trouvés qu’il utilise, et par là même leur unique intérêt, pour les recontextualiser dans une nouvelle narration.
Alors que les murs de l’espace d’exposition sont recouverts d’un papier peint jaune et noir représentant des chantiers et paysages urbains désolés, évoquant l’affichage à l’arrache dans les squats et autres lieux underground qui disparaissent des grandes villes pour devenir des quartiers gentrifiés (souvent au prix de longs et coûteux travaux), la grande installation desirelines, où s’élèvent des clôtures maltraitées, résume bien le propos. Et nous présente l’artiste comme une sorte d’antiurbaniste, sonneur d’alarme et poète.
Letizia Romanini sublime la flore locale
Artiste «au bord du monde», comme elle aime à se définir, Letizia Romanini invite le visiteur à la suivre dans son décentrement. Les neuf structures portant des surfaces translucides, sur lesquelles sont sérigraphiées des vues géantes de végétaux et de minéraux, imposent que l’on se fasse tout petit face à notre environnement ordinaire.
Le «règne amical» qu’elle a assemblé, et qui donne son titre à sa «Project Room», ne se limite pas à dresser un état des lieux des spécificités géologiques et des espèces endémiques du bassin minier du Grand-Duché : il s’agit de mettre la flore locale, à qui Letizia Romanini confère pour ainsi dire une «grandeur nature», à égalité avec l’humain. Et ce, tant pour souligner la fragilité de ces espèces qui, selon l’une ou l’autre, poussent ou meurent dans les endroits brutalisés par l’homme, que pour éveiller la conscience du visiteur au rôle qu’il occupe naturellement dans cet écosystème, et sa position réelle – ami ou non – à l’intérieur de celui-ci. Un dialogue s’opère, intérieur certes, avec ces œuvres sublimes à contempler, qui somment le visiteur de prendre le temps de déambuler dans une scénographie minimaliste et immersive, comme pour dire en définitive qu’il n’est ici pas uniquement question d’art, et certainement pas d’un simple décor.
Jeremy Palluce, sons et mouvements
Figure essentielle de la scène artistique émergente au Luxembourg, Jeremy Palluce n’a que trente ans et déjà plusieurs vies : graffeur, créateur de mode, artiste pluridisciplinaire… Preuve que, pour lui, la création sous toutes ses formes n’a besoin d’aucune frontière, l’époustouflante richesse contenue dans les six œuvres qui forment «_Final_Final», la «Project Room» qu’il a conçue pour la Konschthal. Comme point commun, toutes symbolisent à leur façon une idée du temps, effectif ou illusoire, circonscrit ou vaporeux. Des quatre artistes exposés, Jeremy Palluce est sans aucun doute le rebelle de la bande, comme en attestent le micro autotuné, allumé et à la disposition du public et relié à un haut-parleur, et la capuche en skaï et fausse fourrure simplement accrochée au mur : deux provocations qui ne sont pas sans rappeler un certain Maurizio Cattelan, si ce dernier avait été biberonné à Kanye West et à la drill.
En trafiquant (à peine) des objets du quotidien, Jeremy Palluce fait ressortir les normes collectives et les dynamiques sociales qui conditionnent nos sociétés. Le geste artistique est rebelle par nature, semble dire l’artiste, et sa pratique est tout entière imprégnée de cette idée. Lorsque, dans la pièce maîtresse de son projet, il insère des mécanismes sous quinze chaises d’école, qui se balancent toutes seules dans l’angoisse d’une salle vide, c’est autant pour se moquer du temps ressenti interminable des heures de cours (ou de colle?) que pour exprimer la solitude réelle des jeunes générations face à des structures de pouvoir tellement enracinées qu’elles sont incapables de suivre la vitesse des changements culturels.
Quand l’artiste place des échantillons sonores dans de vieux sèche-cheveux de piscines publiques, c’est encore pour casser les normes sociales, mais aussi créer une sorte de bulle dans laquelle on puiserait de la force, de l’inspiration. Dernière provocation : la réalisation de ces samples, documentée par la vidéo Jiddereen wees, mea sin ballers, devient à son tour une œuvre d’art, sorte de court métrage expérimental dont les plans durent rarement plus d’une poignée de secondes, pour la postérité de la culture rap luxembourgeoise.
Jusqu’au 21 septembre.
konschthal – Esch-sur-Alzette.