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[Musique] Natalie Bergman, mystique mélodique


(photo Eliott Bergman)

Dans My Home is Not in This World, son dernier album, l’Américaine chante en équilibre entre la terre et le ciel, la douleur et la grâce. Un gospel ralenti où la foi se cherche dans les brumes de la soul et d’un folk dénudé. Focus.

Désert en noir et blanc

La pochette de My Home is Not in This World en dit long sur Natalie Bergman. Dans un désert nu comme une vérité qu’on ne veut pas entendre, la chanteuse se tient droite, noire silhouette au cœur d’un cercle tracé à même la poussière. Ce cercle, c’est le seul signe humain sur cette terre muette, un geste rudimentaire et rituel, comme si elle avait invoqué quelque chose ou tenté de se protéger de tout.

Le corps est calme, bras croisés, le regard détourné vers le sol, mais le calme ici n’est pas forcément synonyme de paix. Il y a dans cette image une solitude mystique et une fixité. On pense à Agnès Martin ou à Minor White, à cette photographie qui ne documente pas le monde, mais qui l’épure. Le titre, My Home is Not in This World, agit en contrechamp visuel, il déplace la scène du territoire vers la spiritualité et du paysage vers l’exil.

Cette terre désolée devient métaphore : si ce n’est pas ici, alors où? Et surtout : que reste-t-il d’un chez-soi quand le monde semble ne plus offrir d’ancrage ? La composition est sèche avec ce noir et blanc granuleux qui ôte toute temporalité. Impossible de savoir si l’image date de 1968 ou du futur comme un mirage.

Ce second album solo sera-t-il un chant de deuil et de grâce ? Une procession soul à travers le silence du monde moderne ? L’image de la pochette est une esthétique du recueillement : il ne s’agit pas d’une solitude nombriliste, mais d’une tentative de dialogue vertical. Le cercle est point d’entrée, une ouverture dans le sol, une prière dessinée.

Rayons de soleil noir

Natalie Bergman et son frère Eliott sont les enfants du financier et musicien Judson Bergman et de Susan Bergman, essayiste et éditrice, qui a exploré dans ses écrits les fractures de sa famille évangélique. Chez les Bergman, la musique n’est pas un choix tardif, c’est un sol natal. La fratrie grandit dans une maison où James Brown occupe une belle place sur la chaîne hi-fi et où un orgue serait toujours prêt à réchauffer les silences.

Plus tard, Elliot joue tous les rôles à la fois : architecte de sons, collectionneur d’instruments rares, sculpteur de cuivre et de bois autant que d’harmonies. À l’université du Michigan, il fonde Nomo, un projet afrobeat mais où les cuivres sont tamisés de réverbérations plus nordiques. Natalie, huit ans plus jeune, arrive d’abord à la marge, au tambourin et aux chœurs. Mais déjà sa voix tranche dans le vif, entre sucre et fiel.

La collaboration devient inévitable, Wild Belle naît de ce lien – il y a du reggae, du dub, du rock psyché, du funk, une pop arômes vintage, une soul tropicale, des basses moites, des échos fantomatiques, du groove en surface et une mélancolie sous-jacente, Natalie chante comme on parle à soi-même dans le noir.

C’est comme si, en gros, Portishead, plus du tout blafard, prenait un bain de soleil ou comme si Blondie «jamait» avec Augustus Pablo. Dans le clip de Be Together, on suit une veuve aux funérailles de son compagnon tué dans un accident de moto. Le récit se tisse en allers-retours. Le passé heureux se faufile dans le présent, comme un vinyle qu’on remettrait à l’endroit pour entendre le début encore une fois. Le plan final montre les deux corps allongés par terre lors de l’accident, lui en sang, seuls dans ce qui ressemble à un désert mortifère.

Journal très intime

Il y a des disques qu’on écoute comme on lirait un journal de bord et Mercy (2021), le premier album solo de Natalie Bergman, est de ceux-là, mais n’est pas celui d’un simple repli sur soi. C’est une lettre écrite depuis la cendre, où chaque mot est tendu vers quelque chose de plus vaste – la rédemption ou, du moins, la consolation.

L’opus est en partie conçu dans l’isolement volontaire d’un monastère bénédictin, celui du Christ in the Desert, perdu dans la vallée de Chama, à quelques heures de Santa Fe. C’est un silence choisi propice à la recomposition intérieure. Bergman y trouve le souffle nécessaire pour mettre en forme l’indicible : la mort brutale de son père et de sa belle-mère dans un accident de voiture. Il s’agit d’un nouveau deuil pour Natalie, qui avait déjà perdu sa mère à 16 ans. Sa tante, l’actrice Anne Heche, meurt elle aussi dans un accident de voiture en 2022, l’histoire tragique se répète.

Alors Mercy est un chant lent, caressé par les vents de la soul et les échos du gospel, teinté de country-folk et d’un blues effacé, comme s’il remontait d’un porche déserté du sud profond. La production s’avère ascétique, à rebours des luxuriances psyché-funk de Wild Belle, la voix posée sur une guitare sèche ou un clavier vintage, comme une Billie Holiday revenue des morts et apaisée.

Sur Talk to The Lord, Bergman s’adresse à Dieu, et la foi irrigue chaque titre, sans prosélytisme – ce n’est pas une doctrine, c’est une force chancelante et habitée. Le mot «mercy» lui-même dit tout : il est moins question d’une déclaration que d’un geste tendu dans l’obscurité. Signé sur le label Third Man Records de Jack White, le disque trouve chez lui un écho cohérent, il y a le même goût du dépouillement analogique, la même fidélité à une tradition américaine retravaillée depuis ses marges. Bergman ne se contente pas de pasticher des genres anciens, elle les redresse et les réanime avec un feu intime. Dans Home at Last, la voix flotte, et c’est dans cette distance que s’installe une forme de paix.

Sa maison n’est pas dans ce monde

À l’écoute de My Home is Not in This World, le disque avance comme un convoi funéraire porté par un gospel désossé où chaque morceau semble traversé par une absence. On pense aux spirituals premiers, quand la douleur devenait ligne mélodique. Mais ici, tout est filtré à travers une brume douce, voire vaporeuse, comme si l’histoire du R’n’B avait été capturée dans une boule à neige qu’on secoue au ralenti.

Sur Stop Please Don’t Go, les sifflements étouffés se dilatent dans l’air à la fin comme une supplique murmurée. Ce qui se joue là n’est pas de l’ordre du style, mais de la foi vécue à travers une orchestration de l’épure. Des touches de doo-wop surgissent çà et là, les voix secondaires, en chœur lointain, font l’effet de présences spectrales. La texture évoque parfois une Motown qui se serait endormie dans le désert, une soul vue depuis l’arrière d’un miroir.

Natalie Bergman rejoint par moments les territoires de Charlie Hilton ou de Camera Obscura, soit une nostalgie stylisée tissée dans la trame de l’introspection. La production, vintage, travaille les textures, tout sonne légèrement désaccordé comme une fidélité au tremblement. Le piano est mat, les cordes effleurées, les percussions rares comme un battement retenu, alors que le chant, lui, oscille entre prière et confession.

Par instant, elle approche le grain d’une Amy Winehouse, mais le tourment est digéré, intériorisé, transfiguré en grâce bancale. Il y a bien du folk psychédélique dans cet album, mais il reste la transe lente, la berceuse pour adultes épuisés, et un rapport très frontal à la transcendance. Ce n’est pas la mystique d’un autre monde, c’est celle d’une survivante qui sait que la foi ne supprime pas l’abandon, mais le rend habitable.

La ligne est fine entre la désolation et la lumière, mais Bergman la trace avec une sobriété qui désarme. Parce que la foi, ici, n’est pas un cri, c’est une note tenue qui refuse de se taire.

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