Cette semaine, Le Quotidien a décidé d’écouter le dernier album de Gwenno, Utopia, sorti le 11 juillet sur le Label Heavenly Recordings.
Sur certaines photos, comme celle illustrant son morceau N.Y.C.A.W. (2022), on la voit poser, tantôt sérieuse, tantôt charmeuse, devant un miroir, une glace, une vitre ou tout autre objet, pourvu qu’il lui renvoie son reflet. Comme si Gwenno cherchait à rentrer au plus profond d’elle-même, à remonter le temps sur la piste de ses joies et de ses peines, de ses amours et ses ruptures, à rassembler les souvenirs d’une identité multiple qui s’est construite entre le pays de Galles et les États-Unis.
Oui, en plus de quarante ans, elle en aura fait du chemin, vécu plusieurs vies même. C’était sûrement le bon moment pour les raconter, pour faire le point. C’est vrai, souvent, l’exercice ne dépasse pas le cadre de l’introspection ennuyeuse ou de la nostalgie à fleur de peau. Mais Gwenno n’est pas n’importe qui, et Utopia est une réussite de bout en bout.
Plongeons d’abord avec elle dans le passé, pour une folle traversée. Rien à signaler, toutefois, lors de ses premières années vécues entre un père poète et une mère chanteuse dans une chorale. C’est ensuite que ça va sérieusement s’accélérer : le virus de la danse l’attrape et, jeune professionnelle, elle se retrouve alors, adolescente, à jouer les premiers rôles dans un spectacle mondialement connu, «Lord of the Dance» (selon son label, elle aurait même été à l’affiche d’un film de Bollywood).
Les tournées s’enchaînent et s’arrêtent à Las Vegas, où elle fréquente avec ses partenaires un club techno : l’Utopia… Après le corps, Gwenno Saunders va utiliser la voix, en valorisant la langue galloise et celle des Cornouailles, le cornique, au point d’être primée aux Welsh Music Awards. On pourrait se dire que c’est déjà pas mal, mais ce n’est que le début.
Je me sens obligée de continuer à tout déterrer
En effet, sa notoriété, elle va l’acquérir en 2005 avec le groupe The Pipettes (à prononcer «puppets»), trio inspiré de ceux des années 1960, genre Shangri-Las, gonflé au rock. De quoi lui donner les moyens et la confiance, six ans après, pour se lancer en solo, avec cette volonté intacte : défendre la langue de ses origines (on la retrouve d’ailleurs dans la Gorsedh Kernow, organisation non politique dont l’objectif est de préserver l’esprit national celtique), qu’elle déroule avec élégance sur trois albums teintés d’electro-pop : Y Dydd Olaf (2014), Le Kov (2018) et Tresor (2022).
Des productions qu’elle définit aujourd’hui, avec du recul, comme des «disques d’enfance». En réponse, Utopia capture une période d’autodétermination et d’expérimentation. «J’ai l’impression d’avoir écrit mon premier album», écrit-elle sur Bandcamp, reconnaissant qu’il lui a fallu du temps «pour digérer» ce qu’elle avait traversé.
Faire table rase du passé pour mieux en parler : voilà son objectif. Elle va alors changer d’approche, d’abord en choisissant de chanter en anglais (en dehors de deux chansons, Y Gath et Hireth), confiant avoir réalisé que le point de départ de sa vie créative «n’était pas le pays de Galles, mais bien l’Amérique du Nord».
Une manière de toucher, aussi, un public plus large, principe auquel elle va ensuite se tenir en évitant le recours à l’électronique pour passer au piano, source de toutes les compositions d’Utopia (sauf une écrite à la harpe). Certaines chansons «ne peuvent pas être faites par une machine. Et l’expérience humaine a une valeur bien plus puissante», précise-t-elle encore. Elle a suivi la formule à la lettre en enregistrant en direct, avec son groupe, et devant son époux, Rhys Edwards, à la production.
Résultat ? Une collection de dix titres qui, soulignés parfois par des synthétiseurs anciens, rappellent l’ambiance d’un courant rétro des années 1990 (Broadcast en tête). Avec sa pop haut perchée et gentiment psychédélique (dont aurait pu se revendiquer une artiste comme Weyes Blood), Gwenno emmène l’auditeur dans un voyage à travers la mémoire et l’identité où il est question de trajet en bus, de maison familiale, de maternité, de soirées sans fin, d’amitiés perdues et de villes que l’on découvre et que l’on quitte, de Hackney à Londres.
Un album sans fausse note, aux mélodies accrocheuses, qui couvre vingt-cinq ans de vie, à voir comme une sorte de «journal intime» qui lui a permis de se souvenir du «chaos» qui régnait en elle, et peut-être de l’évacuer. Quoique… «En tant qu’auteure-compositrice, je me sens obligée de continuer à tout déterrer», conclut-elle. Et qu’importe si la musique, cotonneuse, et les histoires semblent parfois venir d’un rêve ou d’un imaginaire déformé, le voyage en vaut largement la peine.