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[Musique] Gina Birch, girl power punk


(Photo : third man records)

Des Raincoats, dont elle est la cofondatrice, jusqu’à Trouble, son nouvel album, Gina Birch a toujours maintenu le rock féministe au top. Focus.

C’est dans l’interstice entre le punk britannique et la new wave que surgissent, en 1977, The Raincoats. C’est comme si le punk, jusqu’alors phallocentré, voyait son ombre diffractée par des voix qui ne crient pas pour dominer mais pour fissurer. Le punk s’y prête, même si The Raincoats seront «post-punk». En effet, les fondatrices du gang, Ana da Silva et Gina Birch, étudiantes à Hornsey, ne possèdent pas l’agressivité théâtrale des Sex Pistols, elles ont autre chose – disons un refus. Avec des chansons tonitruantes comme Fairytale in Supermarket ou avec la reprise de Lola, l’hymne transgenre des Kinks, The Raincoats, sorti en 1979 sur l’excellent label Rough Trade, fait vibrer des instruments parfois désaccordés.

La basse est mélodieuse avec Gina Birch, le violon allègre et bourdonnant avec Vicky Aspinall, les rythmes s’entrechoquent au lieu de s’aligner, les voix dérapent et s’entrelacent, entre le chanté et le parlé… Ce n’est pas de l’amateurisme, c’est l’esthétique de la non maîtrise revendiquée comme forme d’émancipation. C’est… punk! Mais là où le punk masculin appuie sur la note de la rage ou de la dérision, The Raincoats installent l’incertitude, ça parle haut et fort, à propos de l’aliénation domestique ou, plus largement, de l’absurdité des assignations genrées.

The Raincoats sont délibérément dissonantes dans un monde sonore qui exigerait des femmes qu’elles soient harmonieuses quand le volume monte de plusieurs crans. No One’s Little Girl, sur l’indépendance des femmes dans une société patriarcale, ou Off Duty Trip, sur la violence masculine, sont des morceaux qui s’écoutent à haut volume.

Vibrations et ébullition

Ana Da Silva écrit dans le bulletin d’information de Rough Trade : «Être une femme signifie tout à la fois se sentir femme, s’exprimer en tant que telle, mais aussi réagir contre ce que les femmes devraient représenter dans une société dirigée par les hommes». The Raincoats ne sont pas seules. Autour d’elles, au même moment, il y a The Slits ou les Mo-dettes, et le raz-de-marée du punk au féminin s’étend jusqu’en Italie, avec Clito ou Kandeggina Gang, en Espagne, avec les Vulpes, voire au Japon, avec Shonen Knife, un groupe qui compte, parmi ses fans, un certain Kurt Cobain. Kurt Cobain?

C’est lui-même qui, en plus d’avoir rédigé les notes de pochette des Raincoats, fait signer une réédition de leur premier opus sur DGC, en 1993, alors que l’Amérique connaît une déferlante punk féminine et féministe encore plus puissante que celles de la fin des années 1970, en termes de visibilité et de coups d’éclats : les riot grrrls.

L’influence des Raincoats est évidente chez Bikini Kill, Bratmobile ou Heavens to Betsy – le DIY (Do it Yourself) n’y est plus seulement une stratégie contre l’industrie, il devient un geste existentiel, une inscription féminine dans le bruit. Kathleen Hanna, voix et nerf de Bikini Kill, a raconté que c’est par une mixtape bricolée par Tobi Vail, future batteuse du groupe, qu’elle découvre les Raincoats et que ce qu’elle y a entendu alors ne ressemblait à rien, c’est-à-dire des morceaux «weird» à la structure éclatée et au grain rugueux de femmes qui arrachent le micro et les instruments.

Mais au-delà du punk brut de décoffrage, puisque nous sommes dans le post-punk, musicalement The Raincoats s’imprègnent aussi de free jazz et d’avant-garde (la batterie de Palmolive la joue tribale) et ce jusqu’à glisser, dans le deuxième album Odyshape (1981) vers des compositions plus marquées par l’influence africaine, gorgées de balafon et de kalimba. Comme tout bon groupe punk, cinq ans après (ce qui est déjà beaucoup), The Raincoats se séparent et,  «jamais deux sans trois», Moving, en 1984, marque la fin.

Leur reformation en 1996 ne dure pas : un disque, Looking in the Shadows, en 1996, puis quelques concerts, rappellent que les Raincoats ne sont pas une archive poussiéreuse, mais une entité rock qui frémit comme une casserole d’eau à ébullition.

Décentrer les formes

À l’intérieur des Raincoats, Gina Birch fait déjà un pas de côté. Pas vraiment leader, pas totalement effacée, elle ne cherche pas la démonstration, mais l’insistance. Lorsque le groupe cesse de battre, la musicienne se déploie. Si Ana da Silva se fait plus discrète, Birch, elle, poursuit le geste initial : décentrer les formes et déborder les cases. Ni reconversion, ni reconduction, il s’agit d’une suite en pointillé. Dès 1985, elle s’aventure dans Dorothy, formé avec sa collègue des Raincoats Vicky Aspinall.

Le nom est banal, presque passe-muraille, mais la musique va ailleurs, quelque part entre la performance art punk et la synth-pop lo-fi. Un seul single, I Confess, publié sur Chrysalis, un label pourtant habitué à des figures plus lisses. Résultat : un objet en suspens, boudé par la critique, mais réévalué depuis comme une étrangeté pop-féministe prématurée. Gina Birch s’y montre dans une posture trouble, refusant l’évidence, traçant des contours sonores qui tiennent autant de l’ellipse que de la revendication.

Parallèlement, elle s’infiltre dans un autre espace, le cinéma expérimental. Diplômée de la Royal College of Art, elle se forme au Super 8, filme des corps, des gestes, des bribes de quotidien. Pas de narration linéaire, mais un montage éclaté, entre journal intime et collage politique – certaines vidéos sont projetées dans des cercles féministes radicaux ou dans des festivals marginaux. Ce travail visuel, trop peu archivé, accompagne en sourdine une exploration continue, celle du regard féminin, du corps représenté autrement, hors de la pulsion scopique classique, pour ne pas dire, eh bien, «masculine».

Mais Gina Birch ne déserte pas pour autant la scène sonore. À la fin des années 1980, elle s’agrège à la nébuleuse de musiciens postindustriels et féministes, comme Leslie Woods (ex-Au Pairs) ou les artistes du label Chicks on Speed. On la retrouve réalisatrice de clips pour The Libertines ou pour New Order, toujours dans une esthétique brute, contre la stylisation chromée de l’industrie. Son cinéma reste une extension de son punk originel : refus de l’aseptisation et méfiance des narratifs univoques.

Fauteuse de troubles

En 2022, Gina Birch franchit une étape attendue : elle publie son premier opus solo, I Play my Bass Loud. Pas de posture, mais une addition d’identités, tenues ensemble par une basse comme colonne vertébrale. L’album ne cherche pas à paraître jeune, il se contente d’être vivant. Voici, en 2025, Trouble. Comme dans ses peintures aux aplats francs et saturés (oui, elle peint aussi, depuis une dizaine d’années), Gina Birch ne compose pas un disque linéaire : elle peint onze chansons à coups de contrastes.

L’album entier est traversé par des sautes d’humeur, et c’est cette instabilité qui le tient debout. Dès l’ouverture, Causing Trouble donne le ton, un titre frontal, qui dresse une litanie de femmes puissantes, d’Élisabeth Ire à Angela Davis, de Grace Jones à Cosey Fanni Tutti, sans oublier Caroline Coon. Sur Happiness, Gina Birch prend le contrepied : la rythmique se dilue, le chant devient somnambulique… C’est une berceuse psychédélique.

Don’t Fight Your Friends est une dérive électronique, instable, contaminée par des effets vocaux qui distordent le timbre, le triturent, le font passer d’un registre à l’autre comme on zapperait sur une radio pirate. Il y a là quelque chose d’étonnamment contemporain : du dubstep déjanté qui ne suit aucune grille, Gina Birch y rappelle, à sa façon, que la solidarité n’est pas un slogan, mais une pratique souvent imparfaite.

Et puis il y a Cello Song (Tape Echo). Le titre est trompeur, ce n’est pas une chanson douce, ni une ballade orchestrale, c’est un art rock tendu, irrigué par un violoncelle obstiné, qui ne cherche pas l’emphase, et la voix de Birch s’y superpose sans maquillage. Gina Birch n’est pas dans l’illustration d’une carrière, elle est bien dans la continuation d’un geste. Le féminisme est ici un outil et une façon de nommer ce qui résiste. L’album refuse la cohérence au profit d’une sincérité mouvante, chaque morceau ouvre une brèche différente, mais toutes débouchent sur la perspective d’une idée similaire : continuer à causer du trouble.

Trouble, de Gina Birch.