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[Littérature] Asako Yuzuki : meurtres en série et cuisine au beurre


Publié en 2017, le roman d'Asako Yuzuki s'est vendu à 610 000 exemplaires à l'étranger, dont 400 000 au Royaume-Uni.

Avec son roman Butter mêlant enquête policière, féminisme et gastronomie, l’autrice japonaise est devenue un phénomène de librairie dans le monde entier. Découverte.

Lorsqu’elle a commencé à écrire Butter, Asako Yuzuki ne s’imaginait pas que son roman, inspiré d’un fait divers célèbre au Japon, deviendrait un best-seller à l’étranger et encore moins qu’il serait encensé comme œuvre féministe. Publié en 2017, le roman s’est vendu à 610 000 exemplaires à l’étranger, dont 400 000 au Royaume-Uni, où il a été élu «livre de l’année» l’an dernier par la chaîne de librairies Waterstones. Il a été traduit en français sous le titre Le Beurre de Manako (Calmann-Lévy). Inspiré de l’histoire de Kanae Kijima, criminelle condamnée à mort en 2012 pour avoir empoisonné trois de ses compagnons rencontrés via des sites de rencontre, Butter explore sous couvert de fiction les ressorts de la misogynie et du sexisme, au Japon comme ailleurs.

«Quand l’affaire a éclaté, les médias japonais ont surtout retenu que la suspecte aimait cuisiner et prenait des cours pour « faire plaisir aux hommes ». Cela m’a profondément dérangée», raconte Asako Yuzuki depuis Tokyo. Malgré son succès critique, le livre a été classé au Japon dans les catégories «mystère» ou «crime». «Le féminisme n’a encore aucune vraie valeur ajoutée du point de vue marketing», constate l’auteure, qui se revendique féministe et s’exprime régulièrement contre les violences sexuelles. L’archipel est en proie à de fortes inégalités de genre, surtout en politique et dans les postes de direction des entreprises. L’écart salarial entre hommes et femmes est très important, le pays étant classé 118e sur 146 par le Forum économique mondial sur les inégalités femmes-hommes.

Le Japon, pays «profondément patriarcal»

«Le Japon est un pays profondément patriarcal. Très souvent, c’est le père qui occupe la position centrale au sein de la cellule familiale, et même les lois sont établies sur cette base», note Asako Yuzuki.  Objet de vifs débats dans le pays, l’article 750 du Code civil impose aux couples mariés de porter le même nom de famille : en général, celui du mari. Dans Butter, la meurtrière intériorise ce système : «Elle se dévoue aux hommes, ce qui l’amène, en fin de compte, à commettre des meurtres en série», explique l’auteure. Fidèle à son titre, le roman place la nourriture – en particulier le beurre, symbole de plaisir et d’excès mauvais pour le cœur – au centre du récit pour interroger le rapport au corps et la pression sociale à rester mince.

Le féminisme n’a encore aucune vraie valeur ajoutée du point de vue marketing

«Je vois une quantité incroyable de publicités pour la minceur, la chirurgie esthétique ou encore les régimes. Ce pays est véritablement gagné par la « grossophobie ». Et tous ces messages finissent par vous faire sentir que que vous n’avez pas le choix», dit-elle. Asako Yuzuki reconnaît elle-même avoir été façonnée par ces injonctions. «Cette idée de devoir devenir quelqu’un qui prend soin de son corps, intelligent, utile aux autres… En réalité, j’y crois encore un peu.»  Face à ce conditionnement physique et mental, la parole des femmes reste difficile. Le Japon n’a, par ailleurs, jamais connu de véritable mouvement #MeToo.

Rare exception : la journaliste Shiori Ito a accusé de viol un homme proche du pouvoir, qui nie les faits. Son film Black Box Diaries, nommé cette année pour le meilleur documentaire aux Oscars, raconte comment les procureurs et de nombreux médias l’ont d’abord ignorée. Il n’est cependant pas sorti au Japon, pour des raisons «juridiques et éthiques», le documentaire utilisant du matériel enregistré de manière clandestine ou destiné à la justice nippone. «Dans d’autres pays, dès le début de #MeToo, des journalistes ont été nombreux à enquêter sérieusement et c’est parce que ces informations ont été rendues publiques que les victimes ont pu être protégées», soutient Asako Yuzuki.

De «victime» à «militante irréprochable»

«Mais au Japon, les médias ne protègent pratiquement jamais les victimes de violences sexuelles», déplore-t-elle. «Dès l’instant où une victime témoigne dans les médias, elle est forcée de devenir une militante irréprochable.» Nouvel exemple : en début d’année, Masahiro Nakai, ex-star du boys band SMAP et présentateur vedette de la chaîne Fuji TV, a été accusé dans la presse d’avoir imposé un acte sexuel non consenti à une femme, puis a versé l’équivalent de 560 000 euros en échange d’un accord de confidentialité. Il a initialement contesté certains faits, avant des excuses publiques.

«Ce qui me frappe, c’est cette chaîne ininterrompue de violences sexuelles, de crimes commis au sein d’un système», l’industrie du divertissement, «et couverts par un autre, celui des médias», ajoute-t-elle. Au Japon, Butter s’est écoulé à 348 000 exemplaires, soit bien moins que le total des ventes spectaculaires réalisées dans le reste du monde. Mais Asako Yuzuki en est convaincue : le changement viendra aussi de l’extérieur. «Quand l’étranger s’empare d’un sujet, surtout les médias anglophones, cela change complètement la manière dont il est perçu au Japon.»

Butter, d’Asako Yuzuki.

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