Le collectif franco-luxembourgeois place sous la loupe le football, sport miroir de la société avec ses joies et ses excès. Sa pièce, Du Pain et des Jeux, s’invite à Avignon avant de se montrer sous sa forme définitive en 2026.
D’Albert Camus à Pier Paolo Pasolini, tous les écrivains, poètes et philosophes qui se sont penchés sur le football sont unanimes : ce sport, derrière son équation toute bête (vingt-deux joueurs et un ballon), est en réalité un miroir grossissant de la société. Sur le terrain, le génie individuel se mêle à l’importance du groupe. Dans les tribunes, on fête les victoires, on pleure les défaites, on se trouve des ennemis à haïr, des dieux à célébrer, tandis que la violence et le racisme répondent à la joyeuse ferveur que l’on célèbre sous un même écusson. Dans les coulisses, enfin, loin des yeux et du cœur, ce jeu, qui anime les cours d’école avec deux vestes pour faire des buts et n’importe quoi pour taper dedans, devient le terreau malsain d’enjeux politiques et économiques où le profit est roi, la corruption reine et le business fou.
Autant d’antagonismes qui ont motivé la compagnie Eddi van Tsui à enfiler le maillot, qu’elle va mouiller la semaine prochaine à Avignon lors d’une unique représentation, un «crush test» de 50 minutes (avant d’être programmée à l’automne 2026 au Grand Théâtre de Luxembourg). Si la pièce, Du Pain et des Jeux, n’a pas encore trouvé sa forme définitive, le trio derrière le collectif avait des fourmis dans les jambes. Une équipe réduite qui se côtoie depuis 2019 et joue sur plusieurs postes. Il y a Sandy Flinto (mise en scène, chorégraphie), l’artiste, la numéro 10, l’électron libre. Ensuite, le dramaturge, Daniel Marinangeli, l’homme de l’ombre, le 6, réfléchi, besogneux, taiseux, efficace. Enfin Pierrick Grobéty (concepteur son), pragmatique, carré, celui pour qui le superflu n’a pas sa place, capable de tenir une défense à lui tout seul. «On fait toujours tout ensemble, dit-il. Il n’y a pas de hiérarchie dans la fabrication d’une pièce». Solidarité et esprit de corps. La partie peut commencer.
Vignettes Panini et maillot bolivien
Habituée depuis ses débuts à aborder des thèmes qui font débat et agitent la société comme l’immigration (Art.13), la technologie (Vanitas. Live fast, never digest) et l’environnement (Ecological Anxiety Disorder), la compagnie Eddi van Tsui s’est attaquée au ballon rond, toujours pour la même raison : «Bousculer les lignes et souligner les contradictions», selon Pierrick Grobéty. «Montrer toute la complexité d’un sujet qui peut être à la fois louable et critiquable», ajoute Sandy Flinto. Seul problème : ces deux-là n’y connaissent pas grand chose en football. En 1998, alors que la France championne du monde chavire de bonheur, le premier voit la liesse populaire comme «un truc nationaliste». La seconde, elle, aime les bars, mais sans la télévision allumée. Heureusement que le troisième est un véritable mordu, fan de l’AS Rome puis du Milan AC, pèlerin sans drapeau des stades allemands et luxembourgeois, collectionneur de vignettes Panini et de maillots.
Ils veulent du spectacle? On va leur en offrir!
Dans son armoire, justement, un mauve à la «qualité douteuse» offert par sa partenaire de création suite à un voyage en Bolivie. «C’est celui du Real Potosí!», bondit-elle, équipe qui a cette particularité d’avoir le stade le plus haut du monde (3 976 mètres d’altitude). «Ils gagnent parce que les autres s’évanouissent!». Pour lui faire découvrir une passion héritée de son père, il lui conseille de regarder des vidéos de «moments mythiques» sur YouTube, et l’emmène plusieurs fois voir jouer Cologne, Differdange et le Fola Esch, notamment lors d’un derby pour le maintien. «Ce n’était pas beau à voir», se rappelle-t-elle dans une moue. À Pierrick Grobéty, il lui explique que ce sport peut, malgré sa mauvaise réputation, être à l’origine de belles initiatives, à l’instar de la fièvre militante d’un club comme St. Pauli, ou de l’autogestion instaurée dans les vestiaires par les Corinthians dans les années 1980.
Le ballon reste aux vestiaires
Il lui rappelle également que le théâtre et le football ont parfois un sens commun pour la tragédie, comme en 1982 à Séville (le fameux France-Allemagne) ou encore en 1950, quand le Brésil est dévasté d’avoir perdu «son» Mondial contre l’Uruguay, assistant alors à domicile à une vague de suicides et de protestations. Au bout, son collègue est finalement convaincu : «On a choisi le bon sujet», reconnaît-il, bien qu’il reste sceptique sur un point : «Comment les gens arrivent-ils à se fédérer et à mettre autant d’énergie dans un sport, alors que politiquement et socialement, on ne retrouve même pas la moitié de cet engagement-là? Je vais sûrement passer le reste de ma vie sur ça», rigole-t-il. Cela dit, maintenant que tout le monde semble d’accord, il y a une pièce à faire. Durant deux ans, celle-ci va se construire doucement, au gré des résidences et du travail en plateau.
Du Pain et des Jeux (formule que l’on doit à Juvénal, poète satirique de la Rome antique), bien qu’encore incomplète, a son schéma tactique en place. Dehors, pour accueillir le public puis sur scène, trois percussionnistes qui aiment chanter à l’unisson comme des supporters, un comédien et trois danseurs. Comme les photos d’Erik Kessels qui s’affichaient jusqu’à peu sur les piliers du viaduc du chemin de fer à Esch-sur-Alzette, ici, le cuir reste aux vestiaires. Les corps et les voix, eux, sont bien présents, à travers un théâtre total, «marque de fabrique» de la compagnie, qui mêle donc à l’envi musique, danse, vidéo et jeu. Normal, disent-ils, qu’il y ait cette variété, car le «football est lui-même un spectacle total». Une interdisciplinarité qui induit de choisir une équipe flexible, capable de tout faire et «prête à prendre des risques».
Le public comme au stade
Sur 90 minutes, soit le temps d’un match, sans les prolongations, ni les penaltys («les diffuseurs n’aiment pas quand les pièces sont trop longues», précise Pierrick Grobéty), et accompagnée d’une sorte de batucada qui saute de Diam’s à La Marseillaise, défile toute la panoplie de figures propre au football : les ultras qui chauffent l’ambiance, l’entraîneur qui déroule son discours devant ses joueurs, la mascotte, les médias, les fans qui s’enivrent… sans oublier d’autres moments qui se greffent à la partie, comme cette scène avec un migrant ou une autre avec un médecin. «Un match, c’est intéressant d’un point de vue rythmique : il a ses moments construits et ses nombreuses surprises», explique Sandy Flinto, désormais au point. Reste encore à répondre à un «challenge» : embarquer le public dans l’affaire, «l’inviter à participer» à la fête tout en ne le distrayant pas trop, histoire qu’il vive «intensément» les moments plus poignants.
Une première tentative, menée récemment à Avignon, a eu le succès espéré. «On a réussi à faire chanter une trentaine de personnes!», lâche Pierrick Grobéty, qui se demande dès lors s’il faut ou non disposer sur les sièges des drapeaux et des écharpes. Un enthousiasme qui se retrouve jusque dans les théâtres, séduits par la proposition, ce qui fait marrer Sandy Flinto. «Ils font leur coming out dans la culture!». Elle se lance même dans une imitation, les lèvres pincées et l’air hautain. «Je suis élitiste, mais j’aime l’éthique populaire» (rire général). De quoi s’étonner, encore et toujours, du pouvoir fédérateur du football, de sa magie attractive, de son charme addictif. Un sport que l’on déteste et l’on aime à la fois, sûrement le plus beau du monde, et pourtant déplorable sur bien des points. Mais maintenant, place au jeu! Laissons alors les derniers mots à l’entraîneur, qui sonnent comme une invitation : «Ils veulent du spectacle? On va leur en offrir!».
Le 15 juillet à 18 h.
Théâtre de l’Oulle
(La Factory) – Avignon.
Le Luxembourg à Avignon
En Quête, de Fábio Godinho
À travers les témoignages de personnes immigrées, Fábio Godinho part en quête de sa propre identité en développant une fiction où s’entrecroisent les témoins des extrêmes de l’humanité, entre ses moments les plus sombres et ses éclats les plus lumineux.
Théâtre Transversal – Jusqu’au 26 juillet.
Ce que j’appelle oubli, d’après le texte de Laurent Mauvignier adapté et mis en scène par Sophie Langevin
L’histoire d’un meurtre gratuit. Accompagné d’un musicien, le narrateur s’empare de cette tragédie pour en saisir les mécanismes et comprendre les origines d’une violence qui semble être omniprésente dans notre société.
Le 11 (Espaces Mistral). Jusqu’au 24 juillet.
The Great Chevalier, de M. Chevalier et Simone Mousset
M. Chevalier, enfant terrible de la danse contemporaine et nouveau directeur artistique du Ballet national folklorique du Luxembourg, se produit dans les Jardins de l’ancien Carmel pour rendre hommage aux puissants liens historiques entre ce lieu et le BNFL. L’imprévisible directeur et chorégraphe, dont les prestations sur scène sont aussi rares qu’intenses émotionnellement, interprètera, entre autres, des classiques emblématiques, dont la célèbre Danse du Pigeon.
Théâtre du Train bleu. Jusqu’au 24 juillet.
À noter que cette semaine se sont déroulés, sur deux jours au jardin du Palais des Papes, les « Lectures du Gueuloir», soit cinq textes dramatiques inédits, signés et racontés par cinq auteurs et autrices de trois nationalités (belge, française et luxembourgeoise).