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[C’était mieux avant] «On m’a dit : tu vois, on gagne toujours le Tour de France quand tu es là»


Professionnel de 1977 à 1984, Lucien Didier a participé six fois au Tour de France pour le compte de ses leaders, Bernard Hinault, Greg Lemond et Laurent Fignon, au sein de la mythique équipe Renault-Gitane dirigée par le technicien hors pair qu’était Cyrille Guimard. Le Luxembourgeois, pensionné depuis onze ans et qui file vers ses 75 ans, n’est pas avare en anecdotes croustillantes.

Découvrez tous nos autres épisodes dans la rubrique dédiée «C’était mieux avant»

Le coureur le plus fort avec qui vous avez couru ?

Lucien Didier : J’étais dans la bonne équipe avec Bernard Hinault, Laurent Fignon et Greg LeMond. Mais Hinault, c’était le plus fort, que ce soit sur les classiques ou sur les grands tours. Il a couru avec Francesco Moser, Joop Zoetemelk, Silvano Contoni, Dietrich Thurau, Giuseppe Sarroni. On retrouvait souvent l’équipe Bianchi avec des leaders différents. Je me rappelle que sur un Tour d’Italie, Bernard n’était pas trop bien et avait perdu le maillot rose. Le lendemain, il avait donné la bonne réponse pour mettre tout le monde d’accord.

L’adversaire le plus fort ?

On retrouvait toujours les mêmes, comme c’est le cas aujourd’hui avec Pogacar, Vingegaard, Roglic, etc… À notre époque, (Joop) Zoetemelk (vainqueur en 1980) était coriace, car il ne bougeait pas d’une oreille dans le Tour, il passait son temps à suivre. Et les Italiens que je viens de citer, plus (Mario) Beccia, (Giovanni) Battaglin, (Wladimiro) Panizza, (Gianbattista) Baronchelli, ils nous disaient toujours leur incompréhension. « On rivalise avec vous sur le Tour d’Italie, mais vous êtes imprenables sur le Tour. » Ils ne comprenaient pas. Hinault était au-dessus de tout le monde et lorsqu’il est parti à la Vie Claire (l’équipe de Bernard Tapie construite pour la saison 1984), je suis resté avec Fignon, alors Hinault est devenu notre plus grand adversaire. Nous étions alors les plus grands rivaux, mais ça se passait normalement. On continuait à se saluer et même à parler. Puis un jour, (Greg) LeMond m’a demandé mon avis. « Si je rejoins Hinault chez La Vie Claire (ce qui s’est réalisé en 1985), tu crois que je peux gagner le Tour? » (Greg LeMond remportera ensuite le premier de ses trois Tour de France en 1986)…

Et vous lui avez répondu quoi ?

Qu’il avait tout l’avenir devant lui et qu’Hinault allait fatalement partir à la retraite et qu’il reste chez Renault ou qu’il parte à la Vie Claire, cela ne changerait pas grand-chose pour son avenir. Il y avait naturellement une rivalité entre Hinault et Fignon. Hinault venait de se faire opérer et forcément, il était moins costaud à son retour en 1984. Mais on devait le tenir à l’œil et rouler carrément contre lui. Là, évidemment, cela faisait drôle. C’est la loi du sport.

Le jour où vous avez décidé d’arrêter votre carrière ?

J’avais l’intention d’arrêter avant mes 35 ans, pour pouvoir faire ma reconversion (il travailla à la Ville de Luxembourg après sa carrière). Quand tu as 32, 33 ans, tu vois les jeunes arriver avec une facilité déconcertante. Pour suivre les jeunes, on était obligé de faire le triple à l’entraînement. Il nous restait l’expérience. Comme quoi, ce n’est pas si nouveau que ça. La différence, c’est qu’aujourd’hui, tous les jeunes vont au soleil pour s’entraîner et partent en stage d’altitude. D’ailleurs, je remarque qu’ils ne supportent presque plus le froid, à part le Danois Mads Pedersen qui n’aime pas les stages et s’entraîne chez lui. Bref, j’avais décidé à 34 ans d’arrêter. Mon directeur sportif, Cyrille Guimard, était d’accord avec ça. C’est donc ce que j’ai fait.

Mais j’aurais très bien pu passer devant Bernard (Hinault). Et j’aurais pris le maillot rose pour ce début de Giro (1982), ce qui m’aurait fait de sacrés souvenirs.

Votre plus belle victoire ?

Le contre-la-montre par équipes avec Renault-Gitanes de Valenciennes dans le Tour 1984. J’ai souffert comme jamais dans ma carrière dans les derniers kilomètres. C’est le seul chrono par équipes que nous ayons remporté avec Renault-Gitane face à l’équipe Raleigh (cette année-là, l’Australien Phil Anderson était le leader de la formation néerlandaise). J’ai fini avec LeMond, Fignon, (Pascal) Poisson. Les années d’avant, on perdait toujours face à Raleigh. Certes, j’avais remporté deux étapes du Tour de Luxembourg (1979 et 1983) et deux fois ce même Tour de Luxembourg (1979 et 1983), mais je n’avais pas ressenti ça. À part ça, il y a également la première étape du Giro 1982 à Milan sur un autre contre-la-montre par équipes que nous avons gagné. J’avais franchi la ligne, deuxième, derrière Bernard (Hinault), sans y prêter attention. Mais j’aurais très bien pu passer devant Bernard (Hinault). Et j’aurais pris le maillot rose pour ce début de Giro, ce qui m’aurait fait de sacrés souvenirs. Des fois, ça ne tient pas à grand-chose. Ce soir-là, j’étais deuxième du classement général…

Un jour, sur le Tour d’Italie alors que nous venions de perdre le maillot rose, le soir à table, Cyrille Guimard nous annonce qu’on va boire une coupe de champagne. On ne comprenait rien évidemment. Le lendemain, Hinault reprenait le maillot.

La consigne d’un directeur sportif que vous n’avez pas comprise ?

Un jour, sur le Tour d’Italie alors que nous venions de perdre le maillot rose, le soir à table, Cyrille Guimard nous annonce qu’on va boire une coupe de champagne. On ne comprenait rien évidemment. Le lendemain, Hinault reprenait le maillot…

Aujourd’hui

À près de 75 ans (il les aura le 5 août prochain), Lucien Didier qui réside à Dippach reste un membre actif du club de l’UCD, même s’il a passé la main, en ce qui concerne les entraînements et le suivi des jeunes coureurs. Père de deux enfants, il veille avec son épouse sur ses trois petits-enfants. Gendre du célèbre Bim Diederich (disparu en 2012), Lucien Didier qui une fois sa carrière cycliste terminée, fut salarié de la commune de Luxembourg, a aussi veillé sur la carrière de son fils Laurent, professionnel de 2010 à 2018 chez Saxo Bank puis Trek. Aujourd’hui, il suit avec un regard avisé le cyclisme professionnel et particulièrement le cyclisme luxembourgeois.

Le coureur que vous aimeriez revoir ?

Greg LeMond, j’étais très ami avec lui. J’avais tout de suite sympathisé car je parlais très bien anglais. Mais avec les anciens coéquipiers français, on se revoit souvent sur les étapes du Tour où nous nous retrouvons de temps en temps. Je suis aussi très ami avec Charly Bérard. Greg LeMond, je l’ai revu une dernière fois quand Laurent (Laurent Didier, son fils) courait encore. J’ai trouvé son hôtel et je suis allé lui faire une blague. Je lui ai demandé un autographe comme si j’étais un fan. Je lui ai tendu une photo de lui et moi en course. Il a été surpris et m’a évidemment reconnu (rires). « Que fais-tu ici, Lucien? » (il imite son accent particulier). Mais oui, si je peux le revoir encore, je serai content!

Le coureur le plus dangereux ?

Ce ne sont pas des coureurs dangereux, mais intrépides. Une fois sur le Tour de France, je me suis retrouvé un peu par hasard à l’avant du peloton à l’amorce d’un sprint. J’ai pris peur. Je me suis dit, ces types prennent tant de risques. Je le pense encore lorsque je vois les sprints d’aujourd’hui qui sont encore plus rapides.

Un coureur espagnol arrive à ma hauteur, soulève mon guidon et me fait chuter. Le pire, c’est qu’on a pris tous les deux une amende !

Le coureur le plus gentil ?

En course, quand il y a de la bataille, personne n’est gentil.

Le plus méchant ?

Un Espagnol, je ne me rappelle pas son nom. Une fois, je faisais une cassure derrière Hinault. Là, ce coureur arrive à ma hauteur, soulève mon guidon et me fait chuter. Le pire, c’est qu’on a pris tous les deux une amende !

Un transfert qui aurait pu se faire ?

J’aurais peut-être pu suivre Hinault chez La Vie Claire, mais j’étais bien chez Renault où je terminais ma carrière.

Lucien Didier mène ici devant son leader français Bernard Hinault sur une étape du Tour de Luxembourg. Photo : editpress

Le directeur sportif qui vous a le plus marqué ?

Cyrille Guimard. Avec lui, pas besoin de longs discours. Chacun savait ce qu’il avait à faire et c’était rare qu’on ait besoin d’une réunion. Sauf une fois en Italie (14e étape du Giro 1980, entre Foggia et Roccaraso). Où on avait profité d’un sprint Panda, le vainqueur remportait une Fiat Panda. Ce jour-là, le sprint était à une dizaine de kilomètres d’un col. On a fait semblant de faire la prime pour lancer Hinault. Les Italiens se foutaient de nous en disant qu’on faisait la prime plastica. Ils n’ont pas ri longtemps. Après le rush, on a accéléré à bloc. Ils ont vite compris ce qu’il se passait. Il y avait des coureurs partout, c’était le chaos et Hinault est passé à l’attaque. Seul Panizza a pu le suivre et prenait le soir le maillot rose. J’avais croisé le jeune italien Roberto Visentini tellement dégoûté de voir filer son maillot rose qu’il était en pleurs, il avait même fait demi-tour devant moi avant de se reprendre, mais il avait fini loin. Deux ans après, on repassait au même endroit, ils nous a crié : « Platica, finito… » Ils avaient retenu la leçon. Ce coup-là, c’était du Guimard…

Les cuisiniers italiens ne l’ont pas bien pris, ils criaient et ils ont balancé notre soigneur sur un chariot avant de lui faire traverser la salle à manger.

Le plus grand fou rire ?

On rigolait bien à l’époque. Je me souviens d’un soir sur le Giro où nous étions trois équipes à l’hôtel, mais la seule non italienne. Lors du dîner, les deux autres équipes étaient servies normalement, mais pour nous, ça traînait et ça trainait. Hinault s’impatientait et a demandé au serveur de se rendre en cuisine pour savoir pourquoi nous n’en étions qu’à l’entrée alors que les autres étaient au dessert. Les cuisiniers italiens ne l’ont pas bien pris, ils criaient et ils ont balancé notre soigneur sur un chariot avant de lui faire traverser la salle à manger. On a bien rigolé, mais cela n’a pas fait avancer le repas!

L’anecdote jamais racontée ?

Je me souviens d’une recrue, on lui avait fait croire qu’il allait passer un test d’effort. On l’a allongé sur la table de massage et sans qu’il le voie, on l’a badigeonné de mercurochrome. Il avait beau frotter, ça ne partait pas. Le lendemain, en course, on le voyait pédaler au loin, ses oreilles et ses jambes étaient toutes rouges.

Votre plus grand regret ?

L’année 1981, où je n’ai pas été retenu dans le Tour de France. J’étais déçu, mais après quand j’ai vu l’abandon de Hinault, quand j’ai vu que cette année-là, il faisait un temps de merde, je me suis dit que j’étais mieux chez moi. Quand le Tour commence, ça fait mal pendant trois ou quatre étapes. C’est d’ailleurs ce que je me suis permis de dire à Bob (Jungels) après le championnat national. Pour en revenir à moi, on m’a dit : « Tu vois, on gagne toujours le Tour de France quand tu es là avec nous. »

Lucien Didier était très complice avec Bernard Hinault, quintuple vainqueur du Tour de France. Photo : editpress