Enzo est le dernier long métrage de Laurent Cantet. Il n’y en aura pas d’autres, puisque le cinéaste est décédé l’an dernier. Luttant contre son cancer, il a demandé à Robin Campillo de s’occuper de la réalisation, lequel a tenu parole. Le film sort enfin.
France sociale
Dans l’inconscient collectif, faire du cinéma social revient souvent à filmer des prolétaires ou, plus largement, à être le plus en phase avec ce que l’on appelle le «réel» dans son sens le plus pénible et le plus quotidien. On dit «faire du social», comme on peut «faire du cinéma social». Le film social renvoie, a priori, au politique; le cinéma est au social ce que le rap est au «conscient», par analogie, le réalisateur, en œuvrant dans ce genre de cinéma, serait «conscient» de ce qui l’entoure, en faisant abstraction de son statut de privilégié, par rapport à l’ouvrier. Philippe Noiret disait, à propos de La Grande Bouffe (Marco Ferreri, 1973), à la suite de sa réception : «Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se voir dedans.» Ça, c’est pour la bourgeoisie. Mais le cinéma possède l’avantage de pouvoir montrer toutes les classes à… toutes les classes; il n’y a point de tenue correcte exigée pour entrer dans une salle de projection. C’est une question de position sociale.
Passi rappait «Bienvenue dans les cités où la police ne va plus» dans Les Flammes du mal, morceau qui se retrouve dans Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, 1997), et, justement, le septième art permet à certains d’aller dans des lieux où ils ne vont plus – si tant est qu’ils y soient déjà allés. Et la vie des «petites gens», avec tout le mépris qui pèse sur cette expression, peut engendrer de grands films – qu’ils soient de Ken Loach, Abdellatif Kechiche ou Laurent Cantet.
Cinéma social renvoie au politique, mais aussi au militantisme. Faire un film social, c’est une forme d’engagement. Mathieu Kassovitz le sait, il l’a dit, en substance : «Quand tu fais un film comme La Haine, c’est à vie.» Certains n’avaient pas apprécié que «Kasso» soit l’égérie d’une marque de parfum et sont allés jusqu’à taguer l’affiche promotionnelle dudit parfum en détournant la «tagline-punchline» d’Assassin(s) (1997), «Toute société a les crimes qu’elle mérite», par «Toute société a les publicités qu’elle mérite».
Comme un miroir à la vie politique, le cinéma social, qui serait donc par définition «proche du peuple», n’est pas obligatoirement le plus populaire. Mais quand même. La France est connue dans le monde pour son cinéma social; il y en a qui y verraient là sa spécificité. Pour rester donc en France, après La Haine, Les Misérables (Ladj Ly, 2019), Entre les murs (Laurent Cantet, 2008), 120 battements par minute (Robin Campillo, 2017) ont cartonné.
L’humanisme de Laurent Cantet
Laurent Cantet fait du cinéma social. Sorti en 1994, son premier court métrage est une injonction joyeuse autant qu’un cri du cœur, il se nomme Tous à la manif. En 2000, son premier long s’appelle Ressources humaines, un titre en réalité ironique, comme si l’être humain équivalait à un capital, et où, par ailleurs, la notion d’«humanité» serait d’emblée annihilée par cette fonction. Dans l’idée, tout bon film social peut se rapprocher du documentaire, à travers ses velléités d’authenticité, or là, chez Cantet, ce n’est pas un artifice, les comédiens sont amateurs, mais qui plus est chômeurs. Il y a aussi le tout jeune Jalil Lespert, qui deviendra son acteur fétiche.
Dans L’Emploi du temps (2001), Laurent Cantet s’inspire de l’histoire de Jean-Claude Romand, après Emmanuel Carrère qui, l’année d’avant, sans jeu de mots, en avait tiré un roman (l’auteur préfère dire «récit»). C’est L’Adversaire, adapté par Nicole Garcia en 2002, car oui, cette affaire ressemble à un film, puisqu’il est question d’un homme qui, pendant dix-huit ans, a fait croire à tout le monde qu’il était médecin, alors qu’il ne faisait rien. Spoiler : quand sa famille découvre la supercherie, il la tue.
Pour la suite, Laurent Cantet a ses sujets de prédilection, de l’immigration à la pauvreté en passant par l’éducation. L’éducation, évidemment, il la traite avec Entre les murs, adapté du livre de François Bégaudeau, qui joue le professeur dans le film – il n’y a pas besoin de faire un tour de table pour le présenter. La salle de classe dans la salle de cinéma. Il en va de même avec L’Atelier (2017), un film à propos d’une romancière qui donne des cours d’écriture à des jeunes en insertion. Jeunesse encore, et un autre genre d’affaire, c’est le cas Mehdi Meklat qui est traité dans le film Arthur Rambo (2021), soit cette figure publique qui a été rattrapée par ses tweets antisémites, racistes, misogynes et homophobes.
De son propre aveu, Cantet s’est dit surpris du gros décalage entre un individu qu’il percevait comme «bon» et les «idées» qu’il communiquait, mais c’est parce que c’est Cantet qui est «bon», ou pur d’une certaine façon, et en cela, il rappelle que le cinéma social, dans sa sincérité, est humaniste. Chez lui, le militantisme ne passe d’ailleurs pas qu’à travers le geste cinématographique, même si «c’est le geste qui compte», il s’engage en 2010 pour la cause des sans-papiers en grève, en plus de faire partie du collectif 50/50, pour promouvoir l’égalité des femmes et des hommes dans le cinéma et l’audiovisuel. A posteriori, Ressources humaines fait bien office de repère en termes de film social, au point d’être mentionné dans À bas la hiérarchie de Stupeflip : «Pense à Rosetta / À Ressources humaines / Chaque fois que tu te feras ken par ce putain de système». Alors que cette année Émilie Dequenne, alias Rosetta, est décédée d’un cancer, Laurent Cantet est mort l’an dernier. Enzo est son long métrage posthume. Son complice Robin Campillo s’est emparé de la caméra dès lors que sa santé s’est dégradée.
Sensuel et sensible
Entre Laurent Cantet et Robin Campillo, c’est une histoire d’amitié qui date d’il y a bien longtemps, dans le cinéma comme dans le réel. Sur grand écran, Campillo est là depuis le début, ou quasiment. Il a monté six de ses films et en a coécrit cinq. En admettant, symboliquement, que le scénariste et monteur représente la «moitié» du réalisateur, comme on parle de moitié dans un couple, et est passé qui plus est à la réalisation, qui d’autre que Robin Campillo pouvait continuer Enzo? Inspirateur de la série Les Revenants grâce à son film homonyme de 2004, Campillo est allé là où peu de cinéastes français sont allés, à savoir dans le cinéma de morts-vivants, un sous-genre qu’il traite disons… «à la française» : non pas «au-delà du réel», mais au plus près. Avec Eastern Boys (2013), il s’intéresse à un sujet peu exploré dans le cinéma tout court, la prostitution masculine.
Mais son coup d’éclat et le grand événement, c’est 120 battements par minute, le film qui manquait à propos du combat d’Act Up contre le sida ou le document indispensable d’une époque, reconstitué en fiction. Celui-ci est politique et tragique autant qu’il est sensuel et euphorique, voire, il n’y a pas de contradiction, il est fédérateur… populaire. Si Robin Campillo est bien, symboliquement parlant, la moitié artistique de Laurent Cantet, les deux se complètent.
Enzo parle de transfert des classes. C’est un film social et c’est, peut-être, le miroir le plus direct à propos de Laurent Cantet. Incarné par Eloy Pohu, Enzo est un adolescent âgé de 16 ans qui, s’il est perdu au milieu des adultes, rappelle que Laurent Cantet a pu être largué par son époque, non pas au sens «à côté de la plaque», mais du genre à ne pas comprendre un Mehdi Mekla, non pas en rejetant en bloc, mais en essayant, justement, de comprendre, par un film. Enzo a une vie familiale tout à fait paisible composée de cadres supérieurs, là où lui travaille sur les chantiers, et là où il ne se sent pas à la hauteur de cette «supériorité»; en tant que réalisateur, Laurent Cantet restera lié aux classes sociales inférieures – quand tu fais un film comme Ressources humaines, c’est à vie. Mais si le cinéma social persiste, appelons-le «à l’os», Robin Campillo apporte de la chair, du charnel, dans une histoire d’éveil sexuel, lui qui posait sa caméra sur le cœur, pour y entendre les 120 battements par minute. Ledit réel bascule vers le lyrisme sensoriel. Et Enzo d’être alors émouvant, à l’image de son élaboration. Robin Campillo est allé jusqu’au bout, pour que naisse l’œuvre de son ami. Sous cette forme, il est bien question d’engagement.
Enzo,
de Laurent Cantet
et Robin Campillo.
Sortie mercredi.