Animée par la nécessité de s’ouvrir aux autres et de créer ensemble, la Biergerbühn revient avec un nouveau projet scénique. Avec elle, la rencontre et l’accueil ne sont pas des sujets à prendre à la légère. Visite en coulisses.
Il y a trois ans, dans le cadre d’«Esch2022 – capitale européenne de la culture», elle cherchait à prendre corps et voix dans le décor disproportionné de l’ancienne usine de Schifflange. Profitant de la fraîcheur du lieu, dans son jus avec ses machines poussiéreuses et ses fantômes en bleu de travail, l’équipe de la Biergerbühn s’affairait à mettre sur rail sa pièce Doheem – Fragments d’intimités, avec toute la complexité qu’implique son éthique de travail : celle de faire et d’offrir un théâtre pour tous, intergénérationnel, sans frontière géographique ni barrière linguistique, mêlant amateurs et professionnels.
Avec elle, égalité, participation et inclusion trouvent en effet un écho sensible sur scène, en équilibre entre deux principes majeurs : être exigeant d’un point de vue artistique, et facile d’accès pour ne laisser personne sur le côté.
Cet été, loin des fourneaux de la vétuste cathédrale d’acier, c’est à la Kulturfabrik que le collectif trouve refuge, dans la touffeur d’une petite salle sous les combles. Tout a changé : le lieu, les visages, l’ambiance… Restent toutefois les deux fidèles metteurs en scène, Elsa Rauchs et Claire Wagener, à la tête d’un groupe plus composite encore, qui fredonne la chanson Everybody Knows de Léonard Cohen avant de renverser les chaises et d’exploser dans un cri cathartique fédérateur.
Pour la première, ce projet a pris le pas sur toutes ses autres activités. «C‘est ce qui m’intéresse le plus!», reconnaît celle qui a été séduite, lors de ses études en Belgique, par les propositions participatives de l’artiste flamand Simon Allemeersch, tournées vers les populations en marge. «C’est sûr, ça prend du temps, de l’énergie, et ça nécessite de la présence», analyse-t-elle. Mais il ne s’agit pas de badiner quand l’humain est au centre des opérations. Au contraire, ça implique d’être «sérieuse, impliquée», et surtout, d’éviter «l’anecdotique.»
Ça veut dire quoi, être chez soi ?
À ce stade, un petit retour en arrière s’impose. On est en 2016, et sous l’impulsion de deux membres du collectif ILL (Independent Little Lies), Linda Bonvini et Jill Christophe, naît la Biergerbühn, une scène citoyenne qui pose ses intentions à la Kulturfabrik avec des ateliers pour enfants.
Depuis, l’idée a fait son chemin : les adultes se sont pris au jeu, le Bâtiment 4 est devenu son point névralgique et la commune d’Esch-sur-Alzette met chaque année la main à la poche, le projet étant inscrit dans son plan de développement culturel. Dans une ville qui va changer d’aspect au cours des dix prochaines années (on y attend 20 000 habitants supplémentaires), il devient évident que les notions de lien social, d’ouverture, de diversité et de vie partagée soient au centre des préoccupations.
Un terreau fertile sur lequel Claire Wagener et Elsa Rauchs développent leurs pensées, qui pourraient se résumer à une question : ça veut dire quoi, être chez soi ?
Une thématique régulièrement étudiée, détaillée et incarnée durant les répétions hebdomadaires, avant qu’un mail reçu en mars 2023 n’ouvre de nouvelles perspectives : celui de Katia Ferroukhi, responsable de la structure d’hébergement temporaire pour demandeurs de protection internationale de la Croix-Rouge, située à Mondercange.
Les contacts s’opèrent, et sur place, le tandem découvre une nouvelle population : des hommes, Syriens et Érythréens pour la plupart, venus seuls au Luxembourg, sans famille et avec peu de bagages. Vite, les deux metteurs en scène les réunissent, imposant le geste théâtral comme moyen de «rythmer un quotidien» sans certitude, de «s’occuper» et de «faire des rencontres», précise Claire Wagener.
Les plus motivés vont alors rejoindre les premiers participants à la Biergerbühn, actifs depuis deux ans. Aujourd’hui, dans le cadre de la pièce The Stanger Song, ils sont quatorze à partager le plateau, dont trois professionnels.
Douze nationalités et plein de langues
Une forme artistique singulière qui, dans le fond comme la forme, est soumise à quelques contraintes. D’abord celle d’être flexible face à l’important turnover. «Il y a énormément de va-et-vient», témoigne Claire Wagener. D’autant plus vrai quand on affaire à des personnes en situation précaire. «Leur préoccupation, c’est d’abord de trouver un travail et de déménager du foyer», soutient-elle.
Elsa Rauchs y voit alors les «limites» de leurs actions : «Oui, le théâtre crée un liant social, amène à s’ouvrir aux autres… Mais il ne permet pas de trouver du boulot ou un logement !». Face à ces conditions, ensuite, la pièce se devait de trouver un nouvel angle d’attaque. «Bien sûr, les notions d’identité et d’humanité sont toujours centrales, mais progressivement, l’importance de la rencontre et de l’accueil s’est imposée», poursuit-elle.
Dernière chose, et non des moindres : la langue. En comptant sur ses doigts, Claire Wagener dénombre douze nationalités gravitant autour de la Biergerbühn. Pour la traduction, elles s’appuient alors sur Hadi Deaibes, comédien venu du Liban, dont les compétences permettent surtout de communiquer avec Mohammed Wakkas, seul kurde de la bande, arrivé au Luxembourg il y a trois ans.
Ensemble, ils forment un étonnant duo. Le premier, posé, évoque le plaisir qu’il a de retrouver dans la Biergerbühn sa vision du théâtre, «plus directe» et basée «sur la recherche». Le second, dissipé, avoue «aimer le groupe, les exercices», espérant même que cette cohésion fasse d’eux une «compagnie importante» à l’avenir.
On ne parle pas la même langue, mais on partage le langage théâtral dans lequel il n’y a rien d’autre à faire qu’être là, être soi
Sur scène, ce métissage s’est aussi trouvé une voix commune grâce à l’aide de la chanteuse Sarah Klenes. «On a abordé la langue non plus comme un simple outil de communication, mais comme une mélodie», explique Claire Wagener, relayée par sa partenaire qui a le sens de la formule : «On ne parle pas la même langue, mais on partage le langage théâtral dans lequel il n’y a rien d’autre à faire que d’être là, être soi et surtout, arrêter de s’excuser pour tout ce qu’on pense devoir être.»
Devant des salades et des boissons fraîches, le dîner-apéritif du jour montre en effet que les disparités sont loin. Oui, à la Biergerbühn, tout le monde fait corps, idem quand il s’agit de répéter une pièce pas si joyeuse, au motif récurrent : «La forme de fragilité ou d’ébranlement» propre à chacun.
Mais si les références sont sérieuses (Kafka, Celan) et que cinq portraits – pour autant de trajectoires de vie – seront présentés sur écran parallèlement à chaque représentation, il est ici question de célébrer le rapport à l’autre. Même l’adage le dit : à plusieurs, on se sent plus fort et on va plus loin. La semaine prochaine, le collectif compte prouver tout le sens de l’expression sur scène, car «sans public, pas de théâtre», clame Elsa Rauchs.
Il l’a déjà fait plusieurs fois au Bâtiment 4, à chaque coup devant une cinquantaine de personnes venues découvrir l’avancée des travaux de cette utopie en marche. «Un théâtre fait de présence pure, de vulnérabilité et de joie», comme il est écrit, qui aura le droit en 2026 à l’accueil du Grand Théâtre de Luxembourg. Au gré des venues, des départs et des vies nouvelles, pas sûr que l’œuvre soit encore la même. Une seule certitude : c’est l’humain, une nouvelle fois, qui sera en pleine lumière.
Les 27 et 28 juin à 20 h. Le 29 juin à 17 h.
Kulturfabrik – Esch-sur-Alzette.
Le 31 janvier 2026 à 19 h 30. Le 1er février 2026 à 17 h.
Grand Théâtre – Luxembourg.