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L’Abrigado, du provisoire qui dure


Les difficultés ne semblent pas peser sur Raoul Schaaf, qui se définit comme un «inconditionnel optimiste». (photos Hervé Montaigu)

Malgré l’efficacité de son approche, le centre d’aide accueille toujours les personnes souffrant de toxicomanie dans des préfabriqués.

«Pas mal de nos collègues européens le disent : l’Abrigado est la structure la plus moderne en Europe pour la prise en charge des personnes en situation d’addiction aux drogues illicites», glisse Raoul Schaaf, le directeur du Comité national de défense sociale (CNDS). Une phrase prononcée avec un sourire malicieux, qui souligne le paradoxe des lieux. Car derrière cette reconnaissance, l’Abrigado continue de fonctionner dans des préfabriqués. Depuis plus de 20 ans.

Cette structure, l’un des services du CNDS, accueille des adultes souffrant de toxicomanie dans une logique de réduction des risques, route de Thionville, à deux pas de la gare de Luxembourg. La salle de consommation surveillée leur évite d’être contaminés par une seringue usagée ou de faire une overdose mortelle. «Une personne malade, dépendante d’une substance, ne devrait pas consommer sa drogue dans des conditions inhumaines», rappelle le directeur. Le centre permet aussi à ses usagers de recevoir des conseils sur le mode de consommation – l’inhalation, par exemple, supprime les risques de transmission des maladies et les blessures ou infections dues à une mauvaise manipulation des seringues.

Si l’Abrigado n’impose rien, il propose beaucoup, dans une approche holistique. Pour celles et ceux qui souhaitent se sevrer ou se réinsérer, un accompagnement social, médical, voire un hébergement temporaire est possible. Le centre met à disposition la salle de consommation, le contact café, l’infirmerie et l’asile de nuit. Oui, mais voilà, tout cela se fait dans des conditions précaires. L’assemblage de conteneurs, après une dizaine d’années d’existence, est devenu vétuste : «La structure est en train de rouiller, les lavabos se détachent des murs, des parties du sol cassent… des réparations doivent avoir lieu en permanence», énumère Raoul Schaaf. L’infirmerie, pièce de 8 m² où passent environ 1 300 personnes chaque mois, n’est climatisée que depuis deux ans. «Certains jours, il faisait 40 à 42 °C.»

«Une dépendance, c’est 24 h/24. Il faut une réponse 24 h/24»

Un troisième module est en préparation. «Au début, le premier conteneur, juste derrière ce bâtiment, a duré une bonne dizaine d’années. On l’appelle Abrigado 1.0. Actuellement, on est dans le 2.0 et on est en train de monter le 3.0», sourit-il. Il s’agira là encore d’une structure modulaire, mais avec un peu plus de place qu’à l’heure actuelle, mieux ventilée et surtout ouverte la nuit : «Une dépendance, c’est 24 h/24. Il faut une réponse 24 h/24.»

Dans le dernier Drogendësch, le ministère de la Santé a aussi promis l’embauche prochaine de 12 emplois à temps plein supplémentaires d’éducateurs gradués, d’infirmiers, etc. L’emménagement est prévu fin 2025, en attendant mieux : une vraie construction en dur au même endroit, partagée avec d’autres services publics d’ici à une décennie et que l’équipe surnomme déjà le 4.0, ironise le directeur.

L’ironie justement est que cette approche fonctionne. On prend les gens là où ils sont, résume Raoul Schaaf, comme à Zurich, où il a emmené des responsables luxembourgeois en visite. Les Suisses «ont combiné soins, substitution et 850 logements à disposition. Aujourd’hui, certaines structures ont fermé, non par échec, mais parce qu’il n’y avait plus assez de clients», rapporte-t-il.

Mais alors comment est-il possible que l’Abrigado soit hébergé, depuis 22 ans, dans des structures provisoires ? Raoul Schaaf conclut, laconique : «Je dirais tout simplement que ça a pris un certain temps pour que les politiques comprennent que ce qu’on fait a du sens.»

L’Abrigado en chiffres

  • 90 à 130 personnes distinctes fréquentent la salle de consommation mensuellement, un chiffre stable
  • 1 300 personnes passent chaque mois dans l’infirmerie
  • Ce sont majoritairement des hommes de 35 à 55 ans qui fréquentent le centre. Ils sont essentiellement luxembourgeois, portugais, français ou italiens, souvent «domiciliés» depuis longtemps au Luxembourg
  • 8 places en injection et 6 en inhalation sont disponibles. Dans l’Abrigado 3.0, elles seront 18 sans distinction de mode d’usage
  • 53 personnes travaillent dans le centre

Des produits qui changent

En 20 ans, le type de drogues que l’on trouve dans la rue a changé. «Quand j’ai commencé, c’était l’héroïne qui était consommée. La cocaïne était présente, mais plutôt au boulevard Royal ou au Kirchberg, c’était la drogue des jeunes et des riches. Aujourd’hui, c’est tout à fait différent. Il y a une très grande disponibilité de la cocaïne», observe Raoul Schaaf. Le centre, en lien avec le Laboratoire national de santé, teste les substances présentes sur le terrain. «Si le dealer est humain, c’est peut-être 18 à 20 % de cocaïne maximum. Si on peut le dire comme ça, c’est de la m…» Même constat pour l’héroïne dont la teneur n’est que 12 à 14 %, le reste étant coupé avec du paracétamol ou du lévamisole.

Une autre vision de l’inclusion

Alors que le terme d’inclusion est sur toutes les lèvres, l’Abrigado propose du concret aux toxicomanes.

Devant l’entrée de l’Abrigado, plusieurs personnes attendent l’ouverture des portes à midi. Certaines sont assises sur le goudron, d’autres adossées à une grille, une autre enfin allongée dans l’herbe. Le centre, situé dans le quartier de Bonnevoie, est visible depuis la route. «Jusqu’à présent, on n’a jamais eu d’accident avec nos clients malgré les voitures qui passent devant. Mais c’est tout simplement parce que nous sommes un ralentisseur naturel de la circulation. Les gens roulent à vitesse réduite en jetant un œil à ce qu’il se passe ici», indique Raoul Schaaf, le directeur des lieux.

Banale pour les habitués du quartier, cette scène continue de heurter certains. «Ils croient qu’on attire les gens, qu’on distribue de la drogue, qu’on aggrave la situation», soupire-t-il. Si désormais les politiques ont conscience de l’importance du travail mené, lors d’une dernière réunion avec des élus, cela n’a pas empêché l’un d’eux de demander s’il était normal de «donner des substances». «Je lui ai proposé d’entrer pour vérifier», se marre Raoul Schaaf. D’ailleurs, l’Abrigado a proposé d’organiser des visites guidées régulières pour les habitants, car «peu de gens savent ce qu’on fait réellement».

Le centre ne distribue pas de drogues, mais des seringues stériles, des soins, des conseils… et un regard humain. «Un alcoolique n’est pas un criminel. Pourquoi un consommateur de cocaïne le serait-il ?», interroge Raoul Schaak, qui plaide non pas pour la légalisation des drogues, mais pour la dépénalisation des consommateurs. Les personnes qui fréquentent le centre «ont vécu beaucoup d’échecs, aucune n’a eu un parcours de vie facile. Ce sont parfois des histoires très, très dramatiques, marquées par de la violence, par tout ce qu’on peut imaginer – et même au-delà. Aucune ne m’a dit : « Je veux vivre ou je veux mourir comme ça ». Non. Mais le chemin pour remonter la pente est beaucoup plus long que celui pour la descendre.»

Un espace de vie commun

À partir de là, le centre défend sa vision de l’inclusion, s’appuyant sur une approche allemande, le sozialraumorientierung (littéralement, l’orientation vers l’espace social). Pas une inclusion comme un concept abstrait ni une posture, mais une pratique quotidienne. «Je ne peux pas dire à une personne qu’elle ne doit pas rester (dans l’espace public) si je ne peux pas lui proposer autre chose», explique Raoul Schaaf. Donner un accès à une douche, à un médecin, à un lit. Offrir un espace sécurisé de consommation pour éviter l’overdose. Enfin, surtout, considérer que ces personnes toxicomanes ont encore leur place dans la ville.

Et de prendre en exemple un cas de figure qui va se poser sous peu : «Plus de la moitié des usagers (de l’Abrigado) ont entre 35 et 55 ans. Certains approchent les 75 ans. Comment les prendre en charge à l’avenir ? Parce qu’aujourd’hui, ce n’est pas la clientèle des maisons de retraite», rigole-t-il. Puis, se faisant sérieux, il ajoute : «Mon grand souhait serait de les intégrer dans les maisons de soins existantes, pas de faire encore une fois quelque chose à part pour ceux qui sont dépendants aux drogues.»

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