Pour intimider et décourager les journalistes, les procès-bâillons se multiplient. Hier, le tribunal a acquitté la journaliste Véronique Poujol de Reporter.lu, mais elle espérait un signal fort.
Il n’y aura pas de jurisprudence en droit de la presse face aux procès-bâillons. La journaliste Véronique Poujol et le media en ligne Reporter.lu, dirigé par Christoph Bumb, espéraient un signal fort du tribunal et une condamnation pour procédure abusive du citant direct, la société immobilière Qubic, qui accusait la journaliste de diffamation et calomnie pour un article publié le 10 juillet 2024.
Le citant direct réclamait 100 000 euros de dommages et intérêts, une somme exorbitante comparé à l’euro symbolique qui était l’usage dans ce genre de procédure. La journaliste a été acquittée, une nouvelle fois. Elle ne compte plus les procès qui lui ont été intentés en 30 ans de carrière, mais reconnait n’avoir jamais été autant sous pression. «Le stress est permanent dans les rédactions. Les attaques à notre intégrité aussi», comme elle l’a déclaré lors de l’audience.
Jamais condamnée, Véronique Poujol attendait cette fois que sa demande reconventionnelle soit reconnue fondée. En d’autres termes, que la société Qubic soit condamnée pour procédure abusive. Les procédures-bâillons représentent «une menace insidieuse», selon la journaliste. Elles coûtent cher, sont souvent inutiles et n’ont comme seul objectif que de faire capituler les journalistes, selon Véronique Poujol.
Un travail «consciencieux et d’intérêt public»
Cette fois-ci, le représentant du parquet ne s’est pas rapporté à prudence de justice, mais s’est clairement positionné en faveur de la journaliste. À l’audience, la substitut, Jennifer Nowak, a qualifié le travail de recherche «de consciencieux et d’intérêt public». Le tribunal a jugé recevable la demande reconventionnelle, mais infondée. Ni la journaliste ni son éditeur n’ont voulu commenter cette décision.
«Le mois dernier, j’étais devant un tribunal correctionnel pour avoir écrit au sujet d’une procédure visant un avocat du barreau, suspendu pour des faits d’une gravité exceptionnelle. Mon contradicteur a le toupet de réclamer à mon éditeur et à moi-même 200 000 euros. En tout 400 000 euros de prétendus dommages», avait-elle plaidé devant les juges. «Vous pouvez bien imaginer quelle source de stress ces procédures causent aussi sur le plan personnel, même pour les journalistes expérimentés», ajoutait-elle à l’adresse du tribunal.
Son avocat, Stéphane Sunnen, estimait qu’il était «manifeste» que la société Qubic avait engagé une procédure-bâillon au vu du montant exorbitant des dommages réclamés. L’avocat avait rappelé la directive européenne du 11 avril 2024 sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les demandes en justice manifestement infondées ou les procédures judiciaires abusives («poursuites stratégiques altérant le débat public»), qui doit être transposée pour le mois de mai 2026.
Cette directive dite «anti-SLAPP» reconnaît le rôle «de premier plan» des journalistes d’investigation et des organisations de médias dans la mise au jour de la criminalité organisée, des abus de pouvoir, de la corruption, des violations des droits fondamentaux et de l’extrémisme, ainsi que dans la lutte contre ces phénomènes. «Leur travail comporte des risques particulièrement élevés et ils font de plus en plus souvent l’objet d’agressions, de meurtres et de menaces, ainsi que d’intimidation et de harcèlement», décrit le texte.
Un rôle crucial de «sentinelles»
La directive oblige les État membres a mettre en place «un système solide de garanties et de protection pour permettre aux journalistes d’investigation de remplir leur rôle crucial de « sentinelles »» sur les questions d’intérêt public, sans craindre de sanctions pour avoir recherché la vérité et informé le public».
En avril dernier, la ministre de la Justice, Elisabeth Margue, a présenté le Plan d’action national pour la sécurité des journalistes (2025–2028), lors de la conférence sur la poursuite des crimes contre les journalistes qui s’est tenue à Luxembourg. Un plan qui «traduit l’engagement fort du gouvernement à garantir un environnement sûr et propice à l’exercice du journalisme au Grand-Duché», selon le ministère.
Le plan présente un ensemble de mesures concrètes à appliquer à l’échelle nationale. L’une d’elles concerne la transposition de la directive européenne «anti-SLAPP». Parmi les garanties procédurales à transposer en droit national, on compte, notamment, le rejet rapide des demandes en justice manifestement infondées, la constitution d’une caution pour couvrir les frais de procédure et frais de représentation de la partie défenderesse, les mesures correctrices en réponse aux procédures judiciaires abusives altérant le débat public, dont la condamnation de l’auteur de la poursuite-bâillon aux frais de l’instance et au paiement de dommages et intérêts à la victime de cette poursuite-bâillon.
Le citant direct, dans l’affaire l’opposant à la journaliste de Reporter.lu, n’a pas été condamné dans ce sens.