Accueil | A la Une | L’Europe sans frontières fête ses 40 ans, plus que jamais fragilisée

L’Europe sans frontières fête ses 40 ans, plus que jamais fragilisée


Depuis quatre décennies, chaque nouvelle crise en Europe est prétexte à la remise en cause de Schengen.

Ce samedi, le premier accord de Schengen fête ses 40 ans, alors que huit des 29 États membres ont désormais réinstauré des contrôles à leurs frontières, affaiblissant plus que jamais «l’esprit Schengen».

Il y a tout juste quarante ans, le 14 juin 1985, un accord historique dans la construction européenne était signé : l’accord de Schengen. Garantissant une «suppression graduelle des contrôles aux frontières communes entre la République fédérale d’Allemagne (RFA), la Belgique, la France, le Luxembourg et les Pays-Bas».

Autrement dit, ces États membres de la Communauté économique européenne (CEE) décidaient ensemble d’effacer leurs frontières et de garantir une libre circulation des personnes.

Aujourd’hui, l’espace Schengen compte 29 pays, dont quatre «associés» – le Liechtenstein, la Suisse, la Norvège et l’Islande – avec un statut particulier puisqu’ils ne font pas partie de l’Union européenne. Après l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie en janvier dernier, Chypre demeure le dernier candidat à l’entrée dans Schengen.

Ce 14 juin, le premier accord fut conclu à Schengen en raison de sa situation géographique, pile sur la triple frontière Luxembourg-France-Allemagne.

À bord du Princesse Marie-Astrid, sur la Moselle, cinq secrétaires d’État avaient été dépêchés pour la signature officielle de l’acte. Robert Goebbels, représentant le Luxembourg, soulignait alors dans son discours : «Nous avons réussi à élaborer un ensemble de mesures qui bénéficieront directement aux ressortissants des États membres, nous rapprochant ainsi de l’Europe des citoyens. Ce que nous allons signer entrera dans l’histoire.»

Près de 4 millions de travailleurs frontaliers

L’accord de Schengen, entré en application en 1990, a vite démontré des résultats positifs : une libre circulation des personnes, des biens et des services, permettant notamment de fluidifier le franchissement des frontières pour toutes les personnes se rendant chaque jour dans un autre pays de l’UE pour travailler – plus de 3,7 millions aujourd’hui.

Les flux touristiques, de transport de marchandises terrestres, maritimes et aériens, ont, eux aussi, bénéficié de cette mesure. Une liberté qui a permis aux cultures de s’épanouir et d’interagir entre elles au sein de la société européenne, promouvant la diversité et facilitant aussi les échanges scolaires.

L’essor du tourisme s’est poursuivi jusqu’à faire de l’espace Schengen la destination la plus visitée au monde, avec plus d’un demi-milliard de visiteurs chaque année.

Le casse-tête de la sécurité

Au volet sécuritaire, les membres de l’espace Schengen ont redoublé d’efforts pour lutter efficacement contre la criminalité à travers une coopération policière et judiciaire renforcée.

En plus des échanges d’informations, le dispositif policier a rapidement garanti le droit de poursuivre un criminel sur le territoire voisin, tandis qu’en parallèle, l’UE a fait en sorte de diminuer l’immigration irrégulière, en gérant plus efficacement ses frontières, notamment via le dispositif Frontex.

Créée en 2004, cette agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes assure la gestion des frontières extérieures, à travers le contrôle, la surveillance et la lutte contre la criminalité transfrontalière. Frontex, dont le siège se trouve à Varsovie, opère partout en Europe, sur plus de 42 000 km de côtes et 9 000 km de frontières.

Avec la crise migratoire en Europe, l’agence a vu ses missions s’élargir dès 2016 : les contrôles sont ainsi devenus systématiques pour une personne extérieure à l’UE qui souhaiterait y entrer à partir de 2017. L’UE s’est également dotée d’un nouveau système d’enregistrement des entrées et des sorties pour maintenir les contrôles et suivre les déplacements des personnes non européennes dans l’espace Schengen.

Toutefois, en plus d’être la structure la plus coûteuse en Europe, Frontex pose de nombreux problèmes. Déjà accusée de violence envers des réfugiés, elle est aussi fréquemment critiquée pour son manque d’efficacité et de personnel. Si en 2019, le Parlement européen approuvait le recrutement de 10 000 agents d’ici à 2027, ils plafonnent toujours à moins de 3 000 à ce jour.

Des défis qui s’empilent

Frontex n’est pas le seul défi auquel a été confronté Schengen au fil de ces quatre décennies. Régulièrement, la question des frontières extérieures est revenue sur la table, essentiellement dans le contexte migratoire, permettant aux formations politiques d’extrême droite d’agiter les peurs.

Les contrôles imposés à nouveau par l’Allemagne à ses frontières compliquent le quotidien, à Schengen notamment. (Photo : Julien Garroy)

Des évènements nationaux et internationaux ont aussi contribué à fragiliser l’héritage de Schengen : que ce soit le «non» des Français et des Néerlandais au référendum de 2005 sur le traité censé établir une Constitution pour l’Europe, les printemps arabes de 2013 ou les guerres civiles dans plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dès 2015, poussant des millions de réfugiés sur les routes. Sans oublier les attentats de Paris en 2015 et le retour de contrôles stricts aux frontières françaises, notamment avec le Grand-Duché.

Retour aux frontières intérieures

Des épisodes qui ont, chaque fois un peu plus, remis en cause l’existence même de l’espace Schengen. D’où la décision de certains États, ces dernières années, de réintroduire des contrôles temporaires, à l’instar de l’Allemagne (lire ci-dessous), la France, l’Italie ou l’Autriche. Une mesure contraire à l’esprit de Schengen, mais conforme aux droits des pays signataires.

En effet, le «Code frontières Schengen» prévoit un dispositif exceptionnel et renouvelable «en cas de menace grave pour l’ordre public ou la sécurité intérieure». Ces pays se sont souvent justifiés en invoquant l’immigration clandestine, les répercussions de la guerre en Ukraine ou la menace terroriste.

Autant de thèmes dont s’emparent les partis conservateurs et populistes aux quatre coins du continent, avec succès, vu leur percée aux dernières élections européennes.

Enfin, dernier défi de taille : parvenir à stopper la chute de la confiance des citoyens européens vis-à-vis des institutions européennes. Véritable pilier, avec la coopération, de l’accord fondateur de Schengen le 14 juin 1985.

«Ces contrôles ont des répercussions majeures»

En septembre 2024, l’Allemagne, qui avait déjà réintroduit des contrôles à ses frontières Est, décide de les étendre à l’Ouest, provoquant d’importantes perturbations du trafic… à Schengen. Depuis, le bourgmestre Michel Gloden ne décolère pas. «Cela engendre des problèmes et la situation est grave pour les frontaliers. Chaque soir, il y a des bouchons énormes, avec des contrôles qui sont devenus permanents sur l’autoroute. Il y en a quasiment trois fois par jour.»

Michel Gloden (à dr.) avec son cousin le ministre des Affaires intérieures, Léon Gloden. (Photo : Julien Garroy)

En plus des voitures, les bus longue distance, le trafic ferroviaire et les tramways sont aussi concernés. Une décision qui touche neuf pays frontaliers de l’Allemagne et membres de l’espace Schengen. «Les mesures prises en Allemagne sont liées à la politique intérieure du pays. Pour des gens qui n’habitent pas près des frontières, cela ne les dérange pas, ça ne change pas leur quotidien. Pourtant, ces contrôles ont des répercussions majeures, notamment commerciales», s’inquiète le bourgmestre.

Le Luxembourg privilégie le dialogue

Car aujourd’hui, le simple fait de passer d’un pays à un autre est devenu naturel. Un privilège qui n’existait pas avant la signature de l’accord de Schengen en 1985. Michel Gloden se remémore ainsi le quotidien du temps de ses parents. «Ils n’allaient jamais en France, il n’y avait pas cet automatisme de traverser facilement la frontière pour visiter ou tout simplement pour faire un plein d’essence», raconte-t-il.

Dans ce dossier brûlant, le Luxembourg veut privilégier un «échange constructif» avec le gouvernement allemand et n’envisage pas d’entamer une procédure contentieuse, a annoncé récemment le ministre Léon Gloden.